"En ces temps difficiles, il convient d'accorder notre mépris avec parcimonie, tant nombreux sont les nécessiteux." Chateaubriand

dimanche 9 décembre 2012

Crimes de guerre, justice, et affaire Mahé


Depuis quelques années, il est devenu établi que chaque conflit devait donner lieu à son "Nuremberg". Pour simplifier les choses et d'une certaine manière pour institutionnaliser cette donnée, on a créé en 2002 la Cour Pénale Internationale (CPI) qui devrait remplacer les Tribunaux Pénaux Internationaux (TPI) qu'on avait pris l'habitude de créer à l'issue et même pendant chaque conflit. Certains de ces tribunaux dont on ne peut guère se féliciter de la rapidité des procédures, et si ce n'était que ça, sont encore en fonction. On a donc actuellement en fonctionnement le TPIY (Yougoslavie) créé en 1993, donc en plein conflit, le TPIR (Rwanda) créé en 1994, à l'issue du génocide, auquel on peut ajouter le tribunal spécial pour le Sierra Leone, créé en 2002, juridiction hybride car incluse dans le système judiciaire du pays. Le TPIY et le TPIR nous montrent effectivement qu'on avance lentement dans ce type de justice, pour diverses raisons dont l'une des principales est la difficulté de retrouver ou de se faire livrer les suspects de crimes de guerre ou contre l'humanité. Il est probable que la CPI ne fasse guère mieux. Ayant seize dossiers individuels à traiter elle ne dispose que de 7 personnes à juger, les autres étant en fuite ou supposées décédées. La centralisation, puisque les TPI étaient dispersés (TPIY à La Haye, TPIR à Arusha –Tanzanie-, et tribunal spécial pour la Sierra Leone sur place à Freetown) de la CPI permettra sans doute de faire des économies d'échelle, mais ça risque de s'arrêter là tant au point de vue de l'efficacité comme de l'équité.

Ces juridictions émanent de l'ONU. La CPI, qui ressemble donc à une volonté de rationaliser la poursuite des crimes de guerre et contre l'humanité, est issue du Statut de Rome, on ne pouvait sans doute pas l'appeler traité, datant de 1998. Ce statut pose d'ores et déjà les limites de la compétence de la CPI. Sur les 193 Etats, hors Palestine, que compte l'ONU, 121 ont signé et ratifié ce Statut, 32 l'ont simplement signé, donc ne sont pas vraiment engagés dans le processus. Quant aux autres, il ne leur convient pas. Parmi les signataires qui n'ont pas ratifié, on trouve les Etats-Unis et la Russie, et parmi ceux qui n'ont ni signé ni ratifié, on trouve la Chine et l'Inde, ce qui met pas mal de gens à l'abri de se retrouver un jour devant la cour.

Mais au-delà de ses limites d'ordre juridique, au-delà des délais prohibitifs menant à un jugement, au-delà des difficultés matérielle de contraindre tous les accusés de se présenter devant la justice internationale, détail important, il ne peut s'agir que d'individus, je vais y revenir, les jugements rendus laissent parfois un goût amer et ne manquent pas de semer un doute sur l'impartialité des tribunaux en question. On pourrait même suspecter une justice de vainqueurs. A cet égard la justice en question serait aussi l'héritière des tribunaux militaires de Nuremberg ou de Tokyo. Les gens qui y furent jugés et condamnés le méritaient certainement, mais s'agissant de crimes de guerre ou de crimes contre l'humanité, ils auraient pu être accompagnés.
Voilà par exemple ce que reproche Bernard Lugan, historien et expert (cité par la défense) auprès du TPIR à ce même tribunal : le refus de prise en compte l'évolution des connaissances
le refus obstiné d'enquêter sur l'attentat du 6 avril 1994, les manipulations du Procureur, le recours aux faux témoins, les témoins à décharge récusés et les moyens de preuve à décharge refusés, le viol du principe de neutralité. Ce tribunal juge avant tout les Hutus et Paul Kagamé contre lequel Carla Del Ponte affirmait avoir suffisamment de charge pour qu'il comparaisse comme accusé ne mettra jamais un pied dans ce tribunal, du moins en tant qu'accusé de crime contre l'humanité.
S'agissant du TPIY, on remarquera aisément qu'il vaut mieux être kosovar ou croate que serbe pour avoir quelques chances d'être acquitté. Juste histoire de détendre l'atmosphère le TPIY a réussi le tout de force d'inculpé un personnage monté de toutes pièces, mais n'est pas allé jusqu'à le condamner. Un Serbe évidemment. D'autres, mais non serbes, qui semblent pourta,t avoir eu des choses à se reprocher à l'aune des critères de référence du tribunal, ont été épargnés par ses foudres. Ainsi l'ancien commandant de l'UCK et ancien premier ministre du Kosovo, Ramush Haradinaj, accusé de meurtres et tortures a-t-il été renvoyé dans ses foyers. Il faut dire que les témoins à charge dans son procès avaient une fâcheuse tendance à être assassinés, 9 en tout, et que, à ce qu'il parait et toujours selon Carla Del Ponte, certains juges ne souhaitaient pas partager leur sort.
Le général croate Ante Gotovina, condamné en 2011 à 24 ans de prison pour crimes contre l'humanité a été relaxé en appel il y a moins d'un mois alors que sa défense n'avait aucun élément nouveau à apporter. Mais, considéré comme héros national, il aurait été sans doute malvenu de condamner le nettoyeur de la Krajina alors que la Croatie va nous rejoindre dans l'UE. De fait certaines mauvaises langues prétendent que les Américains et d'autres tirent les ficelles. Ce qui est finalement normal. On nous a assez bourré le mou dans les années 90 avec ces méchants serbes pour qu'une autre vision des choses puisse désormais être légitimée.

Par ailleurs comme je l'ai écrit plus haut, une des grandes limites de cette justice est qu'elle ne s'applique qu'aux individus. Les Etats sont dégagés de toute responsabilité. Certes, chez les vaincus on remontera assez haut dans la hiérarchie civile et militaire. Ainsi Milosevic a-t-il fini ses jours à La Haye pendant son procès. Sinon, on s'en prendra le plus souvent à des subordonnés dont on finira par croire qu'ils agissaient de façon totalement autonome sur le terrain, portant le massacre ici ou là en fonction de leur humeur du jour. En fait il est loin d'être certain, et c'est même le contraire qui est probable, que les vraies responsabilités soient toujours dégagées et que les vrais coupables soient traduits en justice. Du coup ces tribunaux peuvent paraitre comme un artefact de justice destiné à satisfaire plus ou moins bien, plutôt moins bien, les victimes ou leurs proches, et à légitimer notre foi en la justice d'occidentaux repus, surtout quand ces derniers n'ont jamais vu la guerre qu'à travers des médias prompts au misérabilisme et à diviser le monde entre bons et méchants. On voit ça régulièrement dans la manière dont est relaté le conflit israélo-palestinien et qui est une insulte à l'intelligence. Ce dont certains et certaines s'arrangent fort bien au demeurant.

 
J'en étais donc au registre des responsabilités ou de la culpabilité effectives. Ce qui m'amène à l'affaire qui m'a décidé à écrire ce billet auquel j'avais pensé quand Gotovina fut acquitté. Il s'agit évidemment de l'affaire Mahé dont le dénouement, au moins provisoire, vient de se produire devant la cour d'assises de Paris.
Je ne vais pas revenir en détail sur cette affaire. Je me contenterai d'en décrire les principaux éléments connus ou supposés et d'en déduire quelques généralités valables pour le passé mais aussi pour l'avenir, car ce genre d'événement se reproduira, on peut en être sûr.

Donc l'affaire Mahé, c'est quoi? En Côte d'Ivoire, en 2003,alors que s'étripent les partisans de Gbagbo et les rebelles, ou les gens du sud et les gens du nord, ou les chrétiens et les musulmans, tout ça au choix, est établie sous l'égide de l'ONU, à l'issue des accords de Marcoussis une zone appelée sans humour zone de confiance qui traverse le pays sur 650 kilomètres et dispose d'une profondeur de 20 kilomètres en moyenne. Cette zone tampon, ne relevant d'aucune juridiction étatique devient vite une zone de non droit. Les accords de Marcoussis avaient certes prévus une force multinationale de policiers, mais ces derniers n'étaient pas armés et n'avaient pas pouvoir d'OPJ, donc ne pouvaient établir de procédure. Ils ne servaient donc à rien et évitaient du fait de leur désarmement même la zone. La sécurité échut donc aux militaires de l'ONUCI et de la France sous mandat ONU. Le principe était que tout individu interpelé était remis au sud ou au nord en fonction de son ethnie, évidemment du côté où il ne serait pas exécuté immédiatement. Mais prétextant l'absence de procédure judiciaire les autorités relâchaient immédiatement les individus qui leur étaient remis et qui donc pouvaient continuer leur business usuel. Les coupeurs de routes, bandits de grands chemins, pas des poètes, mais des tueurs et des violeurs, posaient le plus de problèmes. Problèmes insolubles si on considère ce qui vient d'être écrit. Les militaires français sont d'ailleurs d'accord pour dire que ces coupeurs de route sont instrumentalisés par Gbagbo qui veut prendre prétexte de l'insécurité pour réoccuper la zone. En attendant les bandits perturbent fortement l'économie et provoquent des massacres de nature ethnique.
S'agissant de la bande à Mahé, on lui attribue pour le seul mois d'avril 2005, celui qui précède son exécution, 24 morts, 8 blessés et 4 viols. Et peut-être peut-on alors comprendre que devant l'impasse juridique débouchant sur une réelle impuissance à sécuriser la zone de manière durable, il ne soit pas apparu incongru aux acteurs, aux militaires qui viennent d'être condamnés, qu'on leur donne l'ordre d'éliminer ce triste individu.
J'entends déjà les cris de ceux qui ayant passé leur vie bien au chaud, derrière un bureau et le cul sur un fauteuil confortable vont crier au scandale après la lecture de mes propos. Je ne cherche pas à les convaincre. C'est bien le dernier de mes soucis. L'essentiel est que la cour d'assises qui vient de juger ces militaires soit finalement entrée dans cette logique.

Mais tout ceci n'est qu'une répétition de l'histoire, les mêmes causes produisant invariablement les mêmes effets. Lors de la bataille d'Alger, par exemple, le gouvernement se défia et donné les pleins pouvoirs aux militaires avec un objectif de retour au calme. A partir de là on peut évidemment comprendre l'utilisation de la torture dans le cadre du recueil du renseignement destiné à éviter des attentats meurtriers, dirigés contre des civils. Question d'urgence. Ensuite on critique, ensuite on condamne. Mais combien de gens qui l'ignorent ont été sauvés à cause de cette pratique? Et combien d'Ivoiriens qui l'ignorent ont été sauvés parce que Mahé a été assassiné au fond d'un VAB? On entre là dans une logique que tous ne peuvent pas comprendre, mais à laquelle doivent se soumettre, à moins de se mettre à l'écart, comme le fit le général de Bollardière en Algérie, les combattants qui sont sur place.

Et j'en reviens donc à mon propos sur les responsabilités et la culpabilité effectives. Qui est responsable et coupable de la torture en Algérie parce qu'il s'est dérobé devant ses responsabilités en donnant les pleins pouvoirs aux militaires en Algérie, et n'a pas réagi aux informations qu'il avait sur les méthodes employées, parce qu'elles fonctionnaient? Qui est coupable d'avoir dans un accord défini une zone sans en assurer la couverture judiciaire et laissé les militaires se débrouiller? "Faites pour le mieux" ont-ils évidemment entendu quand ils faisaient part de leurs difficultés, étant sous-entendu qu'ils avaient carte blanche dès lors que ce qu'ils pouvaient faire de contraire à l'éthique des bouquins et au droit ne s'ébruite pas.
Quatre hommes ont été jugés, trois condamnés, avec sursis certes, mais condamnés. Je ne suis pas sûr que ce ne sont pas d'autres individus ou organisations qui auraient dû être sur le banc des accusés. Et je me dis que j'aurais pu être aussi assis sur ce banc.

La justice quand elle s'occupe de ce qui s'est passé pendant les conflits armés est bien imparfaite.

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire