Je m'étais promis de ne pas m'exprimer, outre quelques
commentaires ici ou là sur l'affaire Dieudonné. La passion, les ressentiments
souvent légitimes, les éventuels partis-pris politiques ne sont effectivement
guère propices à une réflexion posée sur un tel sujet qui dépasse évidemment le
cas d'un seul individu sur différents plans. Mais certains éléments me poussent
à intervenir, essentiellement sur la forme.
Déjà parler d'une affaire Dieudonné est d'une grande
imprécision. Dieudonné est connu depuis
maintenant pas mal d'années, ses propos inacceptables et répétés malgré
quelques condamnations aussi. Ce qui évidemment nous intéresse, ce sont cette
prise en compte par le ministre de l'intérieur et surtout la méthode qu'il a
employée.
C'est surtout celle-ci qui retiendra mon attention, ne
souhaitant pas conjecturer sur un éventuel opportunisme de notre ministre de
l'intérieur qu'on peut peut-être imaginer mais pas prouver formellement. La
méthode dont les buts sont décrits explicitement par Valls dès la fin décembre,
à savoir l'interdiction des spectacles de Dieudonné, constitue à mon avis une
véritable révolution dans notre conception du droit. En droit français,
jusqu'ici on juge des faits qui se sont produits et non des faits qui risquent
de se produire, et même si la probabilité qu'ils se produisent est forte. Ainsi
si vous allez dans un commissariat annoncer que vous avez l'intention d'assassiner
votre conjoint, il y a de fortes chances que vous en ressortiez aussi libre que
quand vous y êtes entrés. Et ça ne vous vaudra d'ailleurs aucune circonstance
atténuante pas plus que le policier qui vous aura reçu ne sera blâmé de votre
crime. En France on ne condamne pas à priori mais à postériori, même s'il
s'agit d'une production intellectuelle. Si un écrivain projette d'écrire un
livre contraire à la loi, même si on le devine, on attendra la parution de son
bouquin pour le retirer de la vente et pour éventuellement le condamner. Et
c'est jusqu'à présent ce qui s'était passé avec Dieudonné, condamné un certain
nombre de fois pour ses propos, mais jamais interdit de spectacle sauf de façon
abusive, selon les tribunaux qui ont condamné les auteurs d l'interdiction. On
peut donc face à ce constat se dire que la méthode employée par Valls est
légitime dans la mesure où ce qui avait été organisé juridiquement jusqu'à
présent contre Dieudonné s'était soldé par un échec. Sauf que peut-être on n'a
pas utilisé tous les ressorts qu'offre a loi et le code pénal pour empêcher
l'individu d'exprimer ses idées nauséabondes. A toutes fins utiles je rappelle
que " la contestation de l'existence de crimes contre l'humanité définis
par le statut du tribunal international de Nuremberg de 1945" est punie d'un an de prison et/ou de 45000 euros
d'amende et que "l'apologie de
crime contre l'humanité" est punie de 5 ans de prison et/ou 45000 euros
d'amende. Puisque ce pauvre Dieudonné n'a pas le sou, on sait comment le punir!
Ne pouvait-on pas procéder ainsi plutôt que d'une part lui
faire une publicité incroyable, car hormis ses fans qui s'intéressait à
l'individu et qui connaissait cette fameuse "quenelle", et d'autre
part générer une jurisprudence permettant à ces derniers de se placer sur le
terrain de la liberté d'expression pour contester la légitime volonté de priver
l'individu des moyens d'exprimer sa haine? Ce que je veux dire c'est qu'on a
transformé en acteurs un certain nombre d'individus en plaçant une affaire qui
n'aurait dû relever que de la justice sur le terrain politique. Et sur le terrain
politique on ne parle plus le même langage et on ne développe pas les mêmes
arguments. Dès lors le pire des antisémites peut "à bon droit" (notez
les guillemets) faire abstraction de sa maladie mentale pour se poser en
défenseur des libertés, des vertus républicaines.
Un autre élément qui m'a poussé à réagir, c'est l'odieuse
exploitation qui peut être faite de cette affaire. Et là je pense en
particulier à notre hôte qui n'hésite pas à placer en couverture de son hebdomadaire
côte à côte Soral, Dieudonné et Zemmour. Et hop, on met tous ceux qui ne
plaisent pas, qui sont incompatibles avec une certaine pensée, dans le même sac.
Car il n'y a pas que Zemmour qui est concerné dans cette affaire ainsi qu'on
pourra le lire dans les pages de l'obs. Voilà ce qu'on peut lire dans un
article dont le titre "Voyage dans la France raciste " est particulièrement évocateur: "Dans toutes les couches sociales, des
quartiers les plus pauvres aux salons les plus douillets de l'intelligentsia,
les paroles se libèrent. Elles disent ouvertement ce qu'il était moralement
impossible d'exprimer il y a encore 20 ans. "On ne peut plus rien
dire !" Pourtant, ce sont bien eux, les néo-racistes, qui accaparent
l'espace médiatique, formant une nébuleuse hétéroclite, unie dans une
certitude, celle de lutter contre la bien-pensance.
On y trouve
pêle-mêle des intellectuels obsédés par la perte d'identité française, comme Alain
Finkielkraut, des piliers du PAF, comme Eric Zemmour, des politiciens pyromanes
collectionnant les "dérapages" - Jean-François Copé et ses voleurs de
pains au chocolat pendant le ramadan -, des humoristes comme Dieudonné, menacé
d'interdiction, dont la "quenelle", bras d'honneur au système, est
reprise par une cohorte allant du Printemps français aux antisémites de tout
bord, qui se nourrissent des saillies du polémiste Alain Soral.".
Dieudonné, Soral, Zemmour, Finkielkraut, Copé et les autres
(on pourra se référer utilement à d'anciens articles de l'obs nous mettant en
garde contre le danger néo-fasciste) c'est la même chose. Puisqu'ils sont
contre la bien-pensance, contre nous, les bons.
Bien évidemment on notera la sécheresse intellectuelle de ce
genre de raisonnement, l'insulte faite à toutes ces personnes et au-delà à tous
les Français ayant le souci de préserver leur patrimoine culturel,
civilisationnel et historique. Ceux-là ne valent pas mieux que Dieudonné.
Mais au-delà, ceux
qui écrivent ce genre d'ineptie ne se rendent même pas compte qu'ils rendent un
énorme service à tous ceux qui par exemple voudraient faire passer la
"quenelle" pour un geste anti-système, donc le vider de son sens. Car
ces gens, en excluant tous ceux, sans exception, qui refusent leur vision de
notre société qu'ils nous rabâchent depuis des années (en jetant l'opprobre, en
faisant d'infâmes amalgames, quand les arguments ne suffisent pas), s'érigent
eux-mêmes en tenants, en défenseurs d'un système.
J'en arrive donc au dernier point que je voudrais évoquer, à
savoir, et à la lueur des deux paragraphes qui précèdent, aux possibles
conséquences de cette affaire ou de la jurisprudence qui vient d'émerger avec
cette décision du Conseil d'Etat remettant en cause notre conception de la
justice en termes de liberté d'expression la faisant passer de la censure à
postériori à la censure à priori.
Aujourd'hui Dieudonné se voit privé d'un des moyens
d'expression de ses infâmes idées. Il en a d'autre hélas, ce qui me fait dire
que plutôt que ses spectacles c'est l'individu qu'il faudrait empêcher. Nos lois
y suffisent. Le motif de l'interdiction de ses spectacles est le risque de
troubles à l'ordre public. Le Conseil d'Etat relève également "le risque sérieux que soient de nouveau
portées de graves atteintes au respect des valeurs et principes, notamment de
dignité de la personne humaine…" et donc anticipe sur
le contenu de la prestation de Dieudonné. C'est surtout ici qu'on peut
contester la notion d'à priori, même si évidemment les précédents existent. Et
c'est là que résident peut-être de futurs dangers.
Car si dans l'esprit
de certains, Dieudonné, Zemmour, Finkielkraut, Copé, et les autres c'est la
même chose parce que tous sont finalement des incitateurs à la haine raciale, religieuse
ou que sais-je, que cette haine apparait à chacune de leur prestation ou production,
on peut craindre que si cette idée, appelons-cela ainsi par charité, fait son
chemin, viendra le jour où ceux qui ne seront pas en conformité avec une ligne
de pensée dominante faute d'être majoritaire, se verront interdire de parole. Ce
fut déjà tenté, pas par voie juridique mais en en appelant à la morale, une
certaine morale, et ceci avec des résultats certes incomplets mais avec des
résultats quand même, avec Zemmour. Le récent lynchage médiatico-journalistique
de Finfielkraut indique clairement que certains se porteraient mieux s'il se
taisait ou n'écrivait plus.
Le risque que cette
jurisprudence puisse être utilisée dans un avenir indéterminé, mais qui sait
peut-être proche, pour sortir de la sphère publique tous ces gêneurs, tous ces
non-conformes à une certaine pensée ayant tribune ouverte partout et disposant
de forts réseaux d'influence dans la sphère politique, actuelle en particulier.
De l'injonction morale assez difficile à tenir, on en viendrait ainsi à
l'injonction judiciaire. Zemmour interdit de chroniques parce qu'i y aurait
risque d'incitation à la haine raciale? N'a-t-il pas été condamné pour avoir justifié
les conséquences des caractéristiques ethniques de la population carcérale? Et
les livres de Finkilekraut? Ne risquent-ils pas d'inciter à un rejet des
immigrés? N prenons pas de risque et que les juges empêchent enfin ces gens de
s'exprimer.
C'est un risque dont
on ne peut guère évaluer la probabilité qu'il se produise. Mais je ne veux pas
l'ignorer.
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