Un
avion d'attaque au sol russe vient donc d'être abattu par deux avions
turcs. Ce n'est pas un hasard même si les conséquences peuvent être
lourdes.
Voyons tout d'abord les faits.
Cette
image fournie aimablement par les Turcs est un relevé radar de la
trajectoire de l'avion russe (en rouge) avec le point d'impact figuré
par le rectangle vert. Si cette image correspond à la réalité, ce que
dément la Russie, il y a donc bien eu une incursion ou plutôt une
traversée de l'espace aérien turc sur une distance de ….2 kilomètres
environ, soit un temps de vol de quelques secondes pendant lequel les
Turcs auraient mis en garde plusieurs fois l'aéronef russe pendant 5
minutes. Cherchez l'erreur.
Moi
je dirai que ça ressemble plutôt à une embuscade. Ça aurait pu se
passer hier ou demain mais il est clair que ce n'est pas un hasard.
Par
ailleurs cet avion, en aucun cas, ne menaçait la Turquie. C'est donc
autre chose que la défense de sa souveraineté qui est à l'origine de ce
coup, coup de poignard selon le président Poutine.
Les
pilotes se sont éjectés et ont été assassinés avant de toucher terre
par des rebelles modérés, violant deux règles : on ne tire pas sur un
parachutiste sous voile qui ne vous tire pas dessus; on n'exécute pas
les prisonniers de guerre. Mais puisqu'ils sont modérés qu'on vous dit.
Reste donc à imaginer les motifs de cet acte agressif contre la Russie.
Pour cela voyons le contexte.
Tout d'abord ce qui oppose Russes et Turcs.
La
Turquie, bien que membre supposé de la coalition, entretient des
rapports plus qu'ambigus avec l'EI, détournant pudiquement le regard sur
les passages dans les deux sens entre sa frontière et celles de la
Syrie de combattants, de blessés, de matériel, de pétrole, de coton et
autres denrées qui sont autant de sources de revenus pour les
terroristes syriens. Sur ce coup elle est, disons, peu regardante sur sa
souveraineté territoriale.
La
Russie combat les islamistes et s'attaque à leurs sources de
financement en bombardant les installations pétrolières de l'EI et en
attaquant les convois de camions chargés de pétrole.
La
Turquie souhaite le départ d'Assad, pas une fois l'EI et autres
mouvements terroristes vaincus, mais immédiatement. Le départ de Assad,
même si c'est un salaud, laisserait évidemment un espace pour ses
opposants. Et même si ces derniers se massacraient ensuite, il en
résulterait quoiqu'il arrive l'avènement d'un régime islamiste. Il n'y a
encore que de doux rêveurs pour parler encore d'une opposition modérée
et démocratique. A court terme l'alternative est simple, c'est soit
Assad, soit les islamistes qu'ils se nomment EI ou Al-Nosra (les deux ne
formaient auparavant qu'un seul groupe et pourraient sans doute se
mettre d'accord au prix de quelques assassinats) ou front islamique ou
je ne sais quoi. Tous sont objectivement nos ennemis, même si l'EI tombe
bien à propos pour servir d'épouvantail.
La
Russie et l'Iran considèrent Assad et son armée forte encore de 150000
hommes comme un élément prépondérant de la lutte eu sol dont on ne peut
pas se passer. Après on verra. Le soutien de la part de la Russie est
simplement utilitaire et certainement pas d'ordre idéologique. Combattre
l'islamisme qui la menace aussi sur son territoire, et conserver ses
intérêts en Méditerranée, si tout cela passe par Assad aujourd'hui, ça
n'implique pas qu'il reste au pouvoir une fois ces objectifs atteints.
Notons au passage qu'au début du conflit les Russes étaient prêts à le
lâcher sous certaines conditions. Mais les occidentaux pensant, à tort
comme le prouvera la suite, que sa chute était imminente ont décliné
l'offre, pour être poli.
La
Turquie a pour ennemis les Kurdes, pas seulement les siens, mais aussi
ceux qui combattent contre l'EI en Syrie, n'hésitant pas à les
bombarder.
La Russie souhaite se rapprocher des Kurdes syriens et les inclure dans la coalition anti-EI.
S'agissant des autres acteurs.
La
France, suite aux attentats du 13 novembre a esquissé un rapprochement
avec la Russie. Du "Assad doit partir" comme préalable, elle est passée
à"il devra partir". Par ailleurs les forces navales et aériennes russes
se coordonnent et le dialogue entre chefs d'état-major a été réouvert
depuis les attentats. Elle va tenter une médiation entre Etats-Unis et
Russie pour qu'il n'existe qu'une coalition (espérons juste que Fabius
soit écarté des tractations).
Mais
sans doute en vain. Car les Etats-Unis voient d'un mauvais œil ce
rapprochement de la France et peut-être de l'Europe avec la Russie. La
politique de gribouille américaine au proche-orient ne doit pas faire
oublier celle plus claire de tentative d'isolement de la Russie et
surtout, en corolaire, la crainte d'une coopération de l'Europe et de la
Russie qui pourrait évidemment dépasser le domaine militaire dans la
zone du Proche-Orient. Pour être clair, et à court terme, la crainte des
Etats-Unis est que l'Europe abandonne la politique de sanctions
vis-à-vis de la Russie suite au problème ukrainien passé au second plan.
"Nous ne voulons en aucun cas voir un lien entre la question ukrainienne et la situation en Syrie",
a déclaré Ben Rhodes, conseiller national adjoint pour les
communications stratégiques des Etats-Unis. Mais il est clair que ce
lien ne peut qu'apparaitre dans le cadre d'une alliance militaire avec
la Russie, d'autant plus que les Européens et notamment la France sont
aussi victimes de la politique de sanctions, contrairement aux
Etats-Unis.
A
partir de là donc quelques hypothèses peuvent être émises pour
expliquer ce geste agressif de la Turquie, quasiment un geste de guerre.
La
Turquie a peut-être agi seule, c’est-à-dire sans être influencée dans
sa décision, une décision évidemment prise à l'avance puisque le temps
de passage de l'avion russe sur le territoire turc, à condition que ce
dernier ait été survolé, si on considère les relevés radars produits n'a
pas permis de prendre le temps de la décision lors de ce survol. Ce
serait donc en même temps qu'un signe de soutien aux rebelles syriens
qui ont assassiné les pilotes, mais on ne peut pas leur en vouloir
d'ignorer la Convention de Genève, et puis c'est culturel et donc ça se
respecte,n'est-ce pas, un coup de semonce adressé à Moscou pour que les
intérêts turcs cessent d'être menacés.
J'ai un peu de mal à y croire ou alors ces gens sont devenus fous.
Ce
qui est par contre intéressant c'est que dans la foulée de l'acte, la
Turquie demande une réunion de l'OTAN, tandis qu'elle aura quand même du
mal à faire valoir l'article 5 puisqu'elle n'a pas été attaquée. De
fait elle semble vouloir se prémunir de représailles qui de toute façon
viendront sous une forme ou une autre. Les conclusions de la réunion de
l'OTAN, et donc je reviendrai sans doute ou peut-être sur ce billet, ne
manqueront pas d'un certain intérêt. Elles montreront la position des
membres et leur niveau d'inféodation. Si le président tchèque et le
premier ministre suédois ont déjà condamné l'acte turc, les autres
membres, et la France donc, restent bien silencieux. L'appel au calme de
Tusk, président de l'UE en titre peut lui ressembler à de la crainte,
car à ce niveau les choses peuvent vite dégénérer.
De
fait si la Turquie ressortait (et je pense que ça va être le cas)
confortée de la réunion, donc protégée des conséquences de ses actes
agressifs contre la puissance russe, cela peut clairement signifier que
cette attaque a été concertée. Les Américains se sont évidemment
empressés de dire qu'ils n'y étaient pour rien. Mais on n'est pas obligé
de les croire. Si donc l'OTAN soutient la Turquie, en dépit du fait que
l'article 5 n'est pas applicable, si elle estime légitime l'agression
turque (ou pour ceux qui trouvent que j'exagère, une réaction
disproportionnée à une éventuelle très courte incursion non agressive –
désolé, mais là je ne peux pas aller plus loin dans la minimisation de
l'acte), cela pourra signifier que la Turquie a agi sur ordre. La
solidarité/soumission otanienne enfoncera évidemment un coin entre les
membres de l'organisation et la Russie et remettra au gout du jour un
climat de guerre froide qui était en train de s'estomper du fait du
rapprochement de la France et de la Russie et du probable prochain
abandon des sanctions contre ce pays de la part de l'UE.