Les pouvoirs publics aiment à
s’occuper de notre santé, ou plutôt nos santés physique, morale ou civique. En
bon redresseurs de torts, ils ne cessent de nous indiquer quoi boire, quoi
manger, quelles substances éviter, ce qu’il est bon de dire et donc de ne pas
dire, ce qui est républicain et ne l’est pas, etc.. La liste est longue fort
longue de ces incitations, devenant objurgations avant de devenir obligations
ou interdictions. Il serait vain de vouloir la dresser ici. Aussi me
limiterai-je à cette lubie qui frappe en ce moment quelques individus soucieux
de notre santé civique et qui veulent rendre le vote obligatoire. Donc
transformer un droit en un devoir. L’avantage d’un droit est effectivement
qu’on a aussi le droit de ne pas l’exercer. Il est d’ailleurs rare qu’on vous
reproche cela car d’une façon fréquente cet exercice est préjudiciable aux
finances de l’Etat. Si par exemple vous avez payé trop d’impôts et que vous ne
réclamez pas votre dû, il y a peu de chances qu’on court derrière vous pour vous
rembourser.
Dans le cas du droit de vote les
choses sont un peu différentes. Pas vraiment l’inverse car l’exercer coûte à
l’Etat, mais rapporte à d’autres. Chaque voix à son profit rapporte en effet
quelques centimes au parti concerné dans le cadre de la loi du financement de
la vie politique. Mais je n’oserai pas croire que c’est cela qui motive les
défenseurs des vertus civiques et en particulier M. Bartolone, président de
l‘Assemblée nationale. Je ne serai pas non plus mauvaise langue en pensant que
puisque les abstentionnistes se rencontrent davantage dans certains endroits
que dans d’autres, appartiennent davantage à certaines catégories que d’autres
dont on suppose puisqu’ils appartiennent à la population-cible de Terra Nova
que leurs voix iraient à gauche, cela relève d’un calcul bassement politicien.
Non, non, loin de moi ces idées ! Bartolone et les autres agissent pour le
bien de la démocratie, pour notre bien à nous dont l’immunodéficience civique
est avérée.
Et donc Bartolone qui est un
homme qui pense a trouvé la solution pour restaurer le civisme en France. Il
fallait y penser ! Et nul doute qu’une telle réflexion nous montre la
valeur d’un homme dont on se demande pourquoi il n’est que le quatrième
personnage de l’Etat dans l’ordre protocolaire. Il pense en effet que
l’abstention serait moindre, et même beaucoup moindre sans doute, si les
abstentionnistes étaient condamnés à une amende. Bien sûr ça reste à tester,
mais si ça marche nul doute que Bartolone rejoindra les Mirabeau, Danton ou
Desmoulins au panthéon des grands promoteurs et défenseurs de la démocratie.
Car cet homme a la tête bien fixée sur les épaules.
En fait, n’ayant pas eu accès au
rapport présenté au président de la république, je ne connais pas très bien les
arguments de ceux qui sont pour transformer le droit de vote en devoir de
voter.
Quand j’étais jeune, on m’avait
bourré le mou avec cette réflexion sur ceux qui s’étaient battus et étaient parfois
morts pour que j’exerce ce droit. Et j’avoue que ça a marché pendant une
quinzaine d’années jusqu’à ce que mes activités m’amènent à observer de près
des hommes et femmes politiques, de tous bords et de tous niveaux (du
conseiller municipal au ministre). Le comportement général de cette caste,
c’est le nom qui convient, même si évidemment il y avait des exceptions qui
d’ailleurs ne pouvaient pas être corrélées ni à leur appartenance politique, ni
aux responsabilités qu’ils exerçaient, m’a profondément dégouté et détourné des
urnes pendant une dizaine d’années. Depuis mon civisme s’est amélioré même si
par ailleurs je vote davantage contre que pour.
Et finalement cet argument des
anciens qui se sont sacrifiés ne tient guère si on s’amuse à observer les taux
de participation aux élections qui se sont déroulées pendant la période
révolutionnaire. Prenons par exemple les législatives de 1792, celles qui
devaient désigner la fameuse Convention, avec un corps électoral élargi à tout
Français âgé de vingt et un ans, domicilié depuis un an, vivant du produit de
son travail. Le taux de participation se situe sous les 12%. Ce qui semble
indiqué, mais peut-être me trompé-je, que le droit de vote n’était pas une
revendication forte de l’époque.
Mais revenons au présent ou
plutôt à la période contemporaine, celle de la 5ème République.
Monsieur Bartolone qui
normalement possède davantage de moyens que moi pour s’informer devrait étudier
de près les taux d’abstention en fonction des différents types d’élection ainsi
que leur évolution. Et il en tirerait peut-être des conclusions. Un homme si
brillant !
En effet le taux d’abstention
varie en fonction de l’élection, mais aussi dans le temps.
La présidentielle échappe avec
les referendums à cette règle de l’évolution dans le temps.
C’est à la présidentielle que le
taux d’abstention est le plus bas, autour de 20% en moyenne, souvent moins
d’ailleurs, mais quelque fois un peu plus, mais jamais au-dessus de 30% (sauf
au second tour de 1969 où c’était plié, la gauche ayant été éradiquée dès le
premier tour). Même au second tour de 2002, mais sans doute est-ce le signe du
succès de la quinzaine anti-Le Pen (bouh !, qu’est-ce qu’on a eu peur de
sombrer dans le fascisme !), le taux d’abstention était proche des 20%.
S’agissant des referendums, c’est
la question qui prévaut. Aucun intérêt pour le statut de la Nouvelle-Calédonie
(63% d’abstention) ou pour l’instauration du quinquennat (69,8% d’abstention).
Par contre les referendums touchant à l’avenir institutionnel de l’Europe,
Maastricht et traité constitutionnel, connaissent une participation honorable,
respectivement 69,3 et 69,7% de participation. Mais vu ce que les européistes
de gauche et de droite ont fait du dernier, il n’est pas sûr que ça se
reproduise. D’ailleurs il ne semble plus qu’on ait envie d’essayer au niveau
politique de renouveler l’expérience. Le calamiteux traité transatlantique,
malgré toutes les incidences qu’il pourra avoir sur notre vie, se négocie et
sera adopté sans que les citoyens aient leur mot à dire et soient même
d’ailleurs informé autrement qu’en termes très généraux leur vantant une
avancée au moins égale à celles qui ont précédé, et c’est pas peu dire.
Puisqu’on en est à l’Europe,
parlons un peu des élections des parlementaires européens. Si les électeurs
parviennent à se mobiliser assez bien quand ils ont à se déterminer directement
sur l’avenir de l’Europe, il semble en revanche qu’ils n’aient pas perçu
l’utilité d’être représentés au sein de cette Europe ou formulé autrement
qu’ils aient perçu la profonde inutilité des parlementaires de Bruxelles ou
Strasbourg en fonction des dates. Certes dès le début ça n’a jamais été très
fort. On est parti en effet de 39,29% d’abstentionnistes en 1979. Mais pour
arriver à 56,5 en 2014, un progrès néanmoins par rapport à 2009 où on en était
à 59,4% d’abstentionnistes. Faut dire que ce parlement semble davantage utile à
recycler les perdants des élections nationales ou quelques potes qu’à autre
chose. On comprend donc que se déplacer pour attribuer une rente, une belle
rente, à un loser ou un has been, ne suscite pas forcément un grand
enthousiasme.
Les législatives connaissent
elles une profonde évolution dans le temps. On passe de taux d’abstention à peu
près similaires à ceux des présidentielles à des taux de plus en plus hauts à
partir de 1988 jusqu’à devenir calamiteux aujourd’hui puisqu’ayant presque
atteint les 45% en 2012. Mais Monsieur Bartolone, président de l’Assemblée
Nationale a sans doute une explication à cela. Enfin au moins il a la solution.
J’avancerai quand même trois raisons : en 1988, 2002, 2007 et 2012, les
législatives suivent de très près les présidentielles et donc le résultat
semble joué, faisant de l’Assemblée une simple chambre d’enregistrement ;
par ailleurs désormais que la télévision est entrée à la chambre, chacun peut
constater l’absentéisme chronique des parlementaires, même lors de discussions
et de votes qui paraissent essentiels ; enfin désormais que le paysage
politique a évolué, beaucoup ont sans doute l’impression, mais ce n’en est pas
une en vérité, que l’Assemblée est loin de représenter dans sa composition
l‘électorat dans ses différentes sensibilités.
Les départementales et régionales
ne connaissent pas non plus un grand succès. C’est une constante pour les
départementales qui ont toujours connu un taux d’abstention élevé et atteignant
désormais les 50%. Les régionales les ont rejointes mais passant d’un taux
honorable de 25,2% en 1986 à un taux de 49,5% en 2010. La décentralisation n’a
pas donc enthousiasmé les foules et le rôle et l’action des parlements
régionaux ou départementaux ne semblent guère mobiliser. Le sentiment de gaver
des inutiles existe là sans doute aussi. Peut-être parce que nous ne sommes pas
un Etat fédéral et que donc les différences interrégionales ou
interdépartementales ne sont guère perceptibles, du moins sous l’angle
politicien.
Les communales connaissent un
plus grand succès, malgré là aussi une hausse, mais plus modérée, du taux
d’abstention. On est passé en 55 ans de 25% à 39% d’abstentionnistes. Ce n’est
pas terrible mais ça résiste mieux. Sans doute à cause de la proximité et de la
capacité de percevoir ce qui est accompli.
Désolé pour cet analyse un peu
longue mais néanmoins trop courte dont l’objectif est de montrer que le
phénomène de l’abstention est complexe et qu’y répondre par une répression sans
nuances ne résoudra pas le fond du problème si le point de référence est la citoyenneté.
On peut être tenté d’exclure du
traitement du problème un noyau dur d’abstentionnistes, des gens qui ne vont
jamais voter et qui si on se réfère aux taux de participations à toutes les
élections doivent constituer entre 15 et 20% de l’électorat. Ceux-là vivent de
marge de la République pour diverses raisons dont certaines pas glorieuses, et
il y a fort à parier que les emmener dans l’isoloir entre deux gendarmes ne
leur fournira pas l’esprit citoyen qu’ils n’ont pas.
Et puis il y a les autres, ceux
qui votent épisodiquement, surtout en fonction de l’élection, et qui prouvent
donc que l’abstention n’est pas une fatalité. On pourrait considérer qu’ils
constituent entre 30 et 40% de l’électorat, ce qui est énorme. C’est sans doute
davantage à ceux-là qu’il faut s’intéresser qu’aux premiers, car ce n’est pas
forcément leur esprit citoyen qui est en cause mais autre chose. Mais s’y
intéresser suppose qu’on tente de comprendre leur attitude et aussi pourquoi
ils sont de plus en plus nombreux. Les menacer d’une amende semble plus
efficace à Bartolone and co. que d’opérer cette démarche. Il est vrai que le
risque, mais à ce niveau-là ce n’est plus un risque mais une certitude, que ça
reviendrait à une mise en cause de la classe politique et de ses pratiques.
Comme je ne voudrais pas être
trop long, je ne reviendrai pas sur certains points évoqués (défaut de
représentativité, sentiment de l’inutilité de certains types d’élus, manque de
compréhension de leur rôle dans certains cas – c’est lié - …). On pourrait
ajouter les promesses non tenues. Et aussi et peut-être surtout l’échec, un
échec qui dure depuis des décennies – combien de nos concitoyens n’ont jamais
autrement vécu que sous la crise qui commence dans les années 70 ? – et dont
on ne voit pas le bout qu’on ne cesse pourtant de nous annoncer, « parce
qu’avec moi ça sera mieux qu’avec ces nuls qui gouvernent actuellement ».
Tout ça ne prend plus guère désormais et renforce le sentiment d’inutilité d’une
classe politique dont on a le sentiment qu’elle vit en vase clos, pour elle et
refusant tout sacrifice tandis qu’elle exhorte les Français à en faire. Les
régimes spéciaux des parlementaires, les amortisseurs dont ils disposent quand
ils ne sont pas réélus, et autres avantages paraissent légitimement une insulte
à une population en difficultés surtout quand ceux-ci s’opposent à tout effort
qui pourrait au moins donner l’illusion qu’ils participent à ceux qu’ils
demandent. Discours populiste me dira-t-on ! Non, simplement le fait qu’en
démocratie aucun citoyen ne devrait se sentir au-dessus des autres, simplement
le fait qu’aucune réforme ne peut être acceptée dès lors qu’elle est considérée
comme contraignante ou pénalisante par les citoyens si l’exemple de vient pas
de leurs représentants. Le sentiment de rupture, qui peut s’accompagner de
dégout, entre le peuple et la classe politique est sans doute un des moteurs de
l’abstention. Trop facile de penser masquer cela par la contrainte d’aller
voter.
Peut-être faudrait-il aussi que
les politiques pensent au spectacle qu’ils nous offrent au quotidien. Ils ne
sont pas forcément les seuls responsables, les médias les aidant largement dans
cette œuvre de spectacularisation d’une vie politique qui nous rapproche du
pire de ce que nous offre la télé-réalité. On observe désormais les Valls,
Sarkozy, Hamon, Jupé, Le Pen et autres, car la liste est longue, avec le même œil,
intéressé, méprisant, caustique, énervé, désabusé (rayez la ou les mentions
inutiles) que celui avec lequel on observe Nabilla, l’appréciation des formes
en moins. Plus de gens observent désormais notre président sous l’angle de ses
frasques rapportées par closer que sous l’angle des réformes qu’il n’a pas
faites. C’est ainsi qu’on nous les montre, les petites phrases remplaçant les
idées, le déjeuner de truc avec chose qui ne peuvent pas s’encadrer remplaçant
les projets. Comment respecter ensuite ces gens qui prétendent nous
représenter, nous guider, nous diriger ?
Alors, il est toujours possible
de mettre un pistolet sur la tempe de ceux qui ne veulent plus cautionner ça en
n’allant plus voter. Mais ça ne changera rien au malaise ressenti, ça sera même
pire. Ça ne changera rien au fait que notre démocratie se porte mal. Obliger à
voter n’est que le traitement du symptôme d’une maladie qu’apparemment ceux qui
en sont la cause, et Monsieur Bartolone en fait partie, ne désirent pas
soigner.
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