Si on se réfère aux propos de
notre président et de son ministre des affaires étrangères, la crise que
connait l'Ukraine, mais eux seraient déjà tentés de dire qu'a connu alors que
ça ne fait que commencer, a une explication très simple. Un peu comme en Syrie.
D'un côté, les gentils et de l'autre les méchants. Dimanche notre président
saluait "la transition démocratique qui s'engage" ignorant sans doute
que le pouvoir qui était en place jusqu'à la fin de la semaine dernière était
issu des urnes.
Notre diplomatie serait donc
fondée évidemment à soutenir les gentils. Vision évidemment simpliste dont on
ne peut qu'espérer qu'elle constitue uniquement des éléments de langage destiné
à peuple ignorant et qui a besoin de le
rester. On espère en effet que la vision française dépasse ces clichés. Mais
finalement je n'en suis guère sûr à l'aune des prestations de la France dans le
domaine de l'international depuis ces deux dernières années.
L'Ukraine c'est effectivement
plus compliqué que cela, bien plus compliqué même.
Quelques uns de ceux qui
s'intéressent à la littérature russe auront peut-être lu "La garde
blanche" de Mikhaïl Boulgakov,
roman dont l'action se situe à Kiev en 1918 pendant la courte période
d'indépendance de l'Ukraine (1917-1920). Au passage Boulgakov, au même titre
que Gogol par exemple, est considéré comme un auteur majeur de la littérature
russe, bien qu'étant né en Ukraine – ce qui constitue un indice quand à la
problématique de ce pays. Dans ce livre on trouve déjà un pays soumis aux
convoitises d'Etats voisins, aux tiraillements politiques internes qui
conduisent à une guerre civile. Dans les faits pendant cette courte période d'indépendance
Kiev a changé 9 fois de mains.
En fait si on observe l'histoire de
l'Ukraine, ce court épisode tragique de l'indépendance constitue le reflet du
destin d'un pays à travers les siècles, soumis à des influences diverses
(russes, autrichiennes, lithuaniennes, polonaises, mongoles, turques) tandis
qu'en son sein existaient de vraies luttes fratricides de pouvoir liées souvent
il est vrai à des alliances de circonstances avec ses puissants voisins. Ses
frontières actuelles sont à peu près, un morceau ayant été pris à la Hongrie à
l'issue de la seconde guerre mondiale, celles établies par Staline en 1940
après le dépeçage de la Pologne avec son allié du moment, Adolf Hitler.
Néanmoins la partie orientale, à l'est du Dniepr est restée invariablement sous
influence russe, faisant partie intégrante de l'empire depuis le milieu du 17ème
siècle. La partie occidentale, à l'exception de la Galicie (région de Lviv ou
Lvov selon qu'on soit Ukrainien ou Polonais – ceci pour aider à comprendre
l'implication polonaise dans la crise actuelle pas forcément désintéressée) est
passée sous influence russe un siècle plus tard sous le règne de la Grande
Catherine.
La période stalinienne a
constitué un drame pour cette République devenue soviétique, ce qui sans doute aide
à comprendre certains ressentiments vis-à-vis du voisin russe, même si Staline
était géorgien, mais explique sans aucun doute le fait que c'est parmi les
Ukrainiens que les nazis recrutèrent le plus de collaborateurs actifs, c'est un
euphémisme. On a vu leurs héritiers parmi les manifestants de la place de
l'Indépendance ces dernières semaines, certains prétendant que ce sont eux et
leurs agissements qui ont fait basculer le rapport de force. Mais chut! Ça ne
cadre pas avec le discours de notre président.
Il faut aussi pour comprendre les
enjeux actuels évoquer le cas de la Crimée. Cette région fut conquise sous
Catherine II par Potemkine et russifiée, devenant un point stratégique
militaire avec le port de Sébastopol permettant l'accès aux mers chaudes et accessoirement
un lieu de villégiature d'abord pour les aristocrates russes ensuite pour la
nomenklatura soviétique. La Crimée, peuplée très majoritairement de Russes fut
offerte à l'Ukraine par Khroutchev en 1954 à l'occasion du 300ème
anniversaire de l'unité retrouvée entre la Russie et l'Ukraine, ce qui était
sans grande conséquence tant que l'URSS existait. Depuis l'indépendance, ce
territoire peuplé majoritairement de Russes constitue un enjeu majeur pour les
mêmes raisons stratégiques qu'au 18ème siècle. La flotte russe est
toujours présente et compte bien y rester, tandis qu'une bonne partie de la
population ne se sentant pas ukrainienne a des velléités d'indépendance
réaffirmées ces derniers jours. C'est une des clés de la résolution de la crise
actuelle.
Ce tableau ne serait pas complet
si on ne parlait pas aussi de religion. A la charnière des 16ème et
17ème siècles, l'église orthodoxe s'est divisée en deux, une partie
(les uniates) se plaçant sous l'autorité du pape, tandis que l'autre reconnait
l'autorité du patriarche de Moscou.
Ce bref tableau est susceptible
d'éclairer les divisions actuelles, avec notamment un tiraillement du pays
entre l'Est russophile et souvent russophone et l'Ouest ukraïnophone qui se traduit par une attirance respective des
populations concernées vers la Russie ou vers l'Europe. Néanmoins nous pouvons noter,
et c'est ce qui empêchera peut-être la partition du pays qu'un sentiment
national ukrainien existe qui s'est manifesté lors du referendum sur l'indépendance
de 1991 par un oui massif dépassant les 90%.
En tout cas ce tableau explique
très bien le comportement électoral des Ukrainiens qui ressemblent comme deux
gouttes d'eau à ceux de beaucoup de pays africains où le vote revient à une
comptage ethnique.
Les deux cartes qui suivent, la
première correspondant à une description ethno-linguistique du pays et la
seconde au vote lors de la dernière présidentielle de 2010 opposant
Ianoukovitch et Timochenko l'expliquent très bien.
Ianoukovitch en bleu, Timochenko en jaune |
Les tiraillements entre la
tentation de l'Ouest et le maintien dans l'orbite de Moscou se manifestent une
première fois en 2004 lors de ce qu'on a appelé la Révolution Orange qui fut au
passage une opération de manipulation du même type que celles qui ont conduit
aux révolutions arabes. Cette tentative de rapprochement vers l'ouest s'est
heurtée à un échec complet de celui qui incarnait ce mouvement, le président
Iouchtchenko dont les piètres résultats le conduisirent à être rejeté dès le
premier tour de l'élection présidentielle de 2010, avec un résultat dépassant à
peine les 5%. A sa décharge il ne fut guère aidé, c'est le moins qu'on puisse
dire par ses premiers ministres successifs qui furent Timochenko et
Ianoukovitch. A ce propos on pourra rappeler à notre président que son analyse
sur la démocratie devrait prendre en compte cette période où l'expression
démocratique (élections, alliances de circonstances au Parlement) a paralysé
l'action de Iouchtchenko. C'était un peu la IVème République. Tout ça pour dire
que les institutions existent et que c'est peut-être les personnels et leurs
vices profonds, notamment la corruption, qui empêchent un bon fonctionnement de
ces dernières. Iakounovitch a été élu d'ailleurs en 2010 au terme d'un scrutin jugé
comme transparent et honnête par l'OSCE. Et il aurait suffit à l'opposition
(mais laquelle?) de patienter une seule année pour soumettre son candidat au
suffrage du peuple. Nous verrons que cette option eût été très préférable dans
l'intérêt de l'Ukraine. Car le choix fait d'une révolution, ou d'un coup d'Etat
car il serait difficile de nommer cela autrement eu égard justement aux institutions,
aura des conséquences sans doutes graves, voire dramatique pour l'Ukraine sur
le plan économique et financier. J'y reviendrai.
Parlons donc de la crise
actuelle. Elle est la conséquence d'une volonté de l'UE (au profit de qui?) de
réduire l'influence de la Russie sur ce pays. Le traité d'association rejeté
par Ianoukovitch après intervention de Moscou, qui avait au moins cet atout
majeur de ne pas arriver les mains vides, est en effet contraire aux intérêts
affichés par la Russie de créer une union douanière avec les pays de la CEI. De
fait c'est une concrétisation du principe sous-jacent à la CEI, cette
communauté des Etats indépendants crée lors de la chute de l'URSS. Et dans les
faits cet objectif n'a rien de saugrenu si on considère que ces pays sont des
partenaires privilégiés de la Russie en termes économiques. L'essentiel des
échanges de l'Ukraine se font effectivement avec la Russie. Notons également
que cette situation présente des avantages certains pour l'Ukraine qui, comme
la Biélorussie par exemple, bénéficie de tarifs très préférentiels sur le gaz.
Les velléités de s'échapper de l'orbite russe se sont d'ailleurs déjà traduites
par des conflits gaziers, la Russie fort logiquement menaçant d'aligner son
partenaire sur les cours mondiaux dès lors qu'il voudrait voir ailleurs si
l'herbe est plus verte. Peut-on lui reprocher?
C'est donc finalement l'Europe
qui allume, indirectement peut-être, le brasier. D'autant plus qu'elle est bien
incapable d'offrir à l'Ukraine ce que les Russes proposent, passant d'ailleurs
très vite aux actes par le versement d'un acompte de 3 milliards sur les 15
promis afin d'aider l'Ukraine à se relever de sa situation financière désastreuse.
L'Europe est évidemment incapable d'une telle offre et surtout de la
concrétiser. En ce sens on peut comprendre le revirement de Iakounovitch,
nonobstant d'autres possibles motifs.
Mais le conflit diplomatique se
transpose dans la rue. Comme en 2004. Là encore il faudra comprendre comment ce
mouvement de protestation s'organise, commet il fonctionne, comment il est
financé, quelles en sont les composantes. Il faudra comprendre comment et
pourquoi les armes sont entrées dans le jeu, des deux côtés, car n'oublions pas
que des policiers, en nombre, ont été tués par balle, n'oublions pas non plus
que certains groupes de manifestants étaient assez organisés (formés? Parce n'est
tout de même pas une chose si évidente) pour faire prisonniers des membres entrainés
des forces de l'ordre. La violence était des deux côtés et c'est bien la
violence des uns qui l'a emporté sur celle des autres et non pas une
intervention diplomatique de l'UE qui s'est révélée in fine être un fiasco. Car
quand nos trois ministres des affaires étrangères débarquent à Kiev, quand deux
d'entre eux (notre ministre à nous, pris par d'autres obligations, ayant dû s'éclipser
– on appréciera!) parviennent à arracher un accord entre le pouvoir en place et
l'opposition, on peut parler de succès. Mais dès lors que cet accord n'est pas
respecté par une des parties qui rejette le processus de transition élaboré et
s'empare du pouvoir, on ne peut parler que d'échec. Et quand les membres de
l'UE et d'autres pays reconnaissent de facto un pouvoir auto-proclamé et issu
de la rue, on ne peut guère parler que d'inconséquence. Une inconséquence avec
laquelle il faut maintenant faire. Puisque ce nouveau pouvoir, pas fou
finalement, n'a pas tardé à présenter l'addition: 35 milliards de dollars! Pour
commencer sans doute! Evidemment plus question de compter sur la Russie pour
les 12 milliards qui auraient pu être versés dès cette année. De même que le
prix du gaz, en fonction de la tournure que va prendre la suite des événements,
va peut-être se rapprocher et même atteindre les cours mondiaux, achevant d'asphyxier le pays.
Il suffisait d'attendre un an ou
même quelques mois dans le cadre de l'accord initié par l'UE pour ne pas se
retrouver dans une situation aussi difficile, pour l'Ukraine… et pour les
Européens qui devront bien faire quelque chose pour "leur nouveau
bébé".
Alors maintenant on tergiverse.
Il faudra attendre les élections qui permettront enfin de voir ce que veulent
les Ukrainiens et pas seulement ceux qui étaient sur la place de l'Indépendance.
Ça fait gagner un peu de temps. Mais sans doute pas assez pour faire comprendre
aux Européens qu'après avoir casqué pour la Grèce il va falloir qu'ils mettent
la main dans leurs poches déjà vides pour aider un pays qui n'est pas près
d'entrer dans l'UE. Il va falloir aussi se résoudre à parler avec la Russie et
prendre en compte ses intérêts. L'Allemagne l'a déjà fait, comprenant ses
intérêts. Pas sûr que la France ait compris les siens. Elle préfère voir le
monde selon le prisme des gentils et des méchants. On veut en même temps éviter
la partition du pays entre un Est riche et un Ouest qui ne peut guère s'en
sortir seul. Mais au nom de quel principe? Surtout depuis qu'on a accepté la
sécession du Kosovo au nom sans doute du droit des peuples à décider
d'eux-mêmes. La situation a pris une tournure pour le moins compliquée et cette
situation qu'ont initiée les Européens en allant chasser sur des terres
relevant de la zone d'influence russe risque fort de se retourner contre eux.
L'Ukraine est structurellement trop dépendante de la Russie pour que l'UE
puisse prendre le relais sans une longue transition. Une lourde augmentation du
prix du gaz, des tarifs douaniers pour les produits venant d'Ukraine, l'arrêt
des subventions, mettraient ce pays rapidement à genoux. L'UE ne peut donc agir
sans la Russie et lui apporter à minima quelques garanties, comme la sécurité ressortissants
Russes vivant en Ukraine (17% de la population) ou le maintien de la flotte à
Sébastopol. Mais même ça ne sera sans doute pas suffisant.
Voilà donc la situation. Même si
on n'échange plus de coups de feu sur a place de l'Indépendance, la crise est
loin d'être réglée. Elle ne fait même que commencer.