"En ces temps difficiles, il convient d'accorder notre mépris avec parcimonie, tant nombreux sont les nécessiteux." Chateaubriand

mercredi 21 décembre 2011

Génocides, histoire et politique


A quelques jours d'un repos sans doute bien mérité, et ayant sans doute épuisé tous les sujets importants méritant qu'on s'y attache, ce qui d'ailleurs semble une évidence tant la société française se porte bien, nos députés, afin de finir l'année en beauté, afin de marquer leur rejet des choses abjectes, ont décidé de voter une loi punissant la négation du génocide arménien perpétré par les Turcs en 1915 et 1916.
 
C'est à la limite une chose qui pourrait me faire plaisir à cause des réactions énervées d'Erdogan, islamiste "modéré" très en vogue, mais raisonnablement je laisserai de côté ce petit plaisir furtif pour m'attaquer au principe même de ce genre de lois. Je dis "ce genre" puisqu'il y a en gros deux niveaux dans notre législation : les lois qui reconnaissent des crimes commis indifféremment par la France et ou avec d'autres pays, et des lois qui interdisent de nier des crimes du même genre. Auxquelles, on pourrait dans une certaine mesure ajouter les lois sanctionnant le racisme, mais là je dis bien une certaine mesure parce que ce n'est pas la même chose bien que je m'en servirai plus loin pour montrer le danger des lois anti-négationnistes et également dans une certaine mesure des lois reconnaissant certains crimes historiques.
 
Alors en France, actuellement il existe trois lois à classer dans ces catégories : la loi dite Gayssot de 1990 qui est un peut un fourre-tout, une loi réprimant le racisme et une loi condamnant la négation des crimes définis par le tribunal de Nuremberg; la loi de 2001 reconnaissant le génocide arménien; la loi dite Taubira qui reconnait la traite transatlantique et dans l'Océan Indien et l'esclavage comme crimes contre l'humanité (loi très sélective puisqu'elle ignore délibérément la traite musulmane et la traite intra-africaine, plus longues en durée, plus massives, et pour la première pouvant être sujette à être qualifiée de génocidaire à cause de la castration des esclaves). A ces lois on pourra éventuellement ajouter la loi de 2005 sur la présence française outre-mer qui avait fait beaucoup polémique à cause du "rôle positif de la présence française" retiré bien évidemment sous la pression bienpensante.
La loi qui devrait être votée très prochainement serait donc une prolongation de celle de 2001 reconnaissant le génocide arménien.
 
D'un point de vue "utilitaire", je ne comprends pas l'intérêt d'une telle loi. Puisque tout le monde ou presque va la voter, l'hypothèse d'une récupération du vote de la communauté française d'origine arménienne me parait douteuse. La droite finirait avec le concours de la gauche ce que celle-ci avait initié en 2001 avec le concours de la droite!
D'un point de vue diplomatique, c'est évidemment une catastrophe. Les relations de la France et de la Turquie à ce niveau-là sont déjà très mauvaises du fait de l'opposition justifiée de la France, en vraie convergence avec l'Allemagne, sur une entrée de la Turquie dans l'UE. Elle-même liée au passage à une reconnaissance du génocide arménien et à certaines petites choses, le tout interdisant pour des décennies au moins cette éventualité d'une ouverture de l'UE à un pays non européen, ou si peu.
D'un point de vue économique, ce vote amènerait de grands inconvénients, la Turquie étant la troisième destination mondiale des exportations françaises hors UE et Suisse. La loi de 2001, et celle votée par le Sénat en 2006 identique à celle actuellement en discussion à l'Assemblée, mais restée au fond des cartons jusqu'à aujourd'hui, avait provoqué la mise à l'écart des entreprises françaises des appels d'offre touchant l'armement, les transports et le nucléaire. Areva, déjà bien mal en point, malgré la gestion "exceptionnelle" de son ancienne présidente Lauvergeon, et sans doute remerciée en partie pour celle-ci, peut y voir un gros inconvénient alors qu'il espérait revenir en Turquie.
Donc voter une telle loi revient en gros à se tirer une balle dans le pied. A moins que des considérations hautement morales supplantent désormais nos intérêts économiques, diplomatiques et culturels. Enfin il y en a certains qui, rien que dans l'UE, doivent commencer à se frotter les mains.
 
Mais admettons, imaginons, rêvons ou cauchemardons que le Parlement se mette désormais à légiférer en ayant la seule morale pour guide. Dans ce cas il devrait passer les prochaines années d'abord à reconnaitre puis à sanctionner les génocides qui ont ponctué l'histoire du monde. Et ils sont nombreux, même si les instances onusiennes se sont limitées actuellement à quatre : le génocide arménien, la shoah, le massacre des Tutsis par les Hutus au Rwanda en 1994, et le massacre de Srebrenica (classement dans l'ordre chronologique, je précise). D'ailleurs on peut se demander pourquoi l'ONU n'en a également retenu que quatre. Car ils sont bien plus nombreux, évidemment. En vrac et en en oubliant encore beaucoup : le génocide des populations indigènes d'Amérique latine, le génocide des Indiens d'Amérique du Nord, l'holodomor ou génocide des Ukrainiens par la faim sous Staline, le génocide tibétain, le génocide khmer, le génocide kurde par Saddam et d'autres voisins, le génocide du Darfour, le génocide des aborigènes, le génocide vendéen… Bref, il y a de quoi faire, il y en a pour au moins une législature, il y a de quoi se fâcher avec le reste du monde et nous-mêmes. Donc pourquoi se limiter au génocide arménien? Est-ce que 500000 personnes d'origine arménienne vivant en France constituent un lobby assez puissant pour que d'un vote on mette un point final à un événement historique?
 
Car c'est bien de cela dont il s'agit. Chaque loi mémorielle existante ou future consiste et consistera à fermer définitivement une page de l'histoire ou plutôt à interdire que désormais on continue à se pencher dessus. Il ne s'agit bien évidemment pas pour moi de contester la réalité de la shoah ou du génocide arménien. Néanmoins il serait souhaitable que l'histoire reste de la compétence des historiens et n'entre pas dans le domaine du politique quand il s'agit de l'écrire. Et s'il s'agit de se défendre contre le négationnisme, je pense sincèrement que de vrais arguments historiques, scientifiques demeurent plus forts qu'une amende ou une peine de prison. D'autant plus que cela présente également des risques.
La loi Taubira, par exemple, ne s'attachant qu'à la traite négrière exercée par les européens risque de faire passer aux oubliettes les autres traites, bien plus longuement inscrites dans le temps et également plus meurtrières. Les attaques violentes subies au nom de la loi Taubira par Pétré-Grenouilleau spécialiste dans ce domaine des traites, attaques qui sont allées jusqu'à des demandes d'interdiction d'enseigner, parce qu'il ne considérait pas la traite transatlantique comme un génocide, fort justement d'ailleurs puisque l'esclave n'a de valeur que vivant, indique à quel point certains essaient de verrouiller l'histoire en s'appuyant sur la loi.
Pour tenter de montrer l'absurdité de ce type de loi, transformant des opinions en délit, même si elles sont parfois abjectes, je vais m'appuyer sur le racisme. L'expression raciste est réprimée en France par la loi. Soit! Mais c'est l'inverse qui aurait pu prévaloir légalement il n'y a pas si longtemps. Il suffit pour cela de se référer aux travaux fort nombreux dans la seconde moitié du 19ème siècle et plus tard encore tendant à démontrer la supériorité de la race blanche, de considérer que la pertinence de ces travaux était suffisamment admise chez une majorité de politiques de la 3ème République pour que Jules Ferry, par exemple, puisse tenir un discours très applaudi devant l'Assemblée Nationale de l'époque décrivant les droits et les devoirs (de civilisation et par la force si besoin) de la race blanche. Et si le racialisme, considéré comme théorie scientifique avait été décliné en lois, il y a fort à parier que les oppositions auraient été très faibles, sur les bancs des assemblées, dans le peuple. Alors sans doute, peut-être, les événements tragiques du 20ème siècle auraient remis cela en cause, mais avec sans doute plus de difficultés et avec un moindre appui de la science qui n'aurait pas pu démontrer l'inanité de ces théories racialistes parce qu'empêchées de le faire… par la loi.
 
Car finalement je trouve qu'il y a une certaine arrogance chez le politique quand il s'empare de certains sujets, et notamment l'histoire. Jules ferry, nos grands-pères ou arrière-grands-pères (n'oublions pas les grands-mères et arrière-grands-mères, parité oblige) n'étaient sans doute pas plus idiots ou plus barbares que nous. Mais leurs connaissances n'étaient pas les mêmes et l'air du temps non plus. En particulier, ils n'avaient pu appréhender où allait mener les théories sur l'inégalité des races. Mais au moins on peut leur reconnaitre au moins deux vertus: l'humilité et la sagesse. L'humilité de ne pas transformer leurs convictions ou leurs croyances en certitudes opposables à tous. La sagesse de laisser ouvertes les possibilités de discussion. Or mettre un point d'arrêt à l'histoire en l'inscrivant dans la loi est une démarche tout à fait inverse, une démarche arrogante. La démarche de ceux qui pensent qu'on est au bout d'un chemin, que plus rien ne reste à chercher où à démontrer dans certains domaines, la démarche finalement de l'homme arrivé dans la plénitude du savoir. Or on en est loin. En fait cet état n'est jamais atteignable. Et si un effort devait être porté c'est sur les actions rendant impossibles une régression. Chez nous par exemple, ça pourrait être la défense acharnée de la laïcité tant certains fanatismes religieux risquent de nous entrainer à terme vers un nouvel obscurantisme s'affranchissant par nature des connaissances supposées acquises par l'humanité et de certaines valeurs morales à vocation universaliste. Ce combat serait bien plus grand, bien plus noble, bien plus utile que des discussions sur la pénalisation de la négation d'un crime par quelques crétins ou idéologues dont les arguments pourraient être vite mis en pièce.

4 commentaires:

  1. Cher Expat
    Nous sommes, comme souvent à peu près d'accord,ce qui va me conduire à reconsidérer et à réorienter le blog que je voulais faire. Usbek

    RépondreSupprimer
  2. quand je ne vous vois plus je sais que vous nous préparez un billet de derrière les fagots
    Me suis réveillée un matin pétrie des combats économiques et de menaces diverses de la veille, pour constater que nos législateurs s'étaient trouvé une saine occupation: emmerder les turcs avec ce génocide que personne n'ose contester, mais pourquoi maintenant et pourquoi une loi
    la sentence pénale en découlant m'a provoqué un flash: celui du turc traversant Paris en niant le génocide
    La dessous encore des arcanes souterraines que nous comprendrons plus tard
    Montesquieu dans l'Esprit des lois développait l'intérêt de légiférer lorsque les hommes n'avaient plus l'heur de se mettre d'accord tout seuls
    Même Charles Aznavour relativise sur ce manquement dans le souvenir de ce génocide, je doute qu'il s'en prenne subitement au manque de mémoire turque et exige repentance
    il suffisait de prendre Erdogan par la main et de se recueillir un moment
    Quand tout sera verrouillé, quand le silence viendra il restera cette haine comme un feu qui couve
    quand nous ne pourrons plus exercer notre devoir citoyen et voler dans les plumes à ceux qui font outrance......

    RépondreSupprimer
  3. Cher Usbek,
    désolé de perturber vos plans.

    RépondreSupprimer
  4. Cimabue, vous êtes comme moi. Vous ne comprenez pas vraiment le pourquoi de cette démarche incongrue.
    Mais comme nous ne sommes pas exempts de quelques actes passés dont nous n'avons pas à être trop fiers, nous ne manquerons pas un jour ou l'autre à voire revenir le boomerang. Là évidemment certains ne manqueront pas d'applaudir, non pas à cette ironie, mais à la dénonciation ô combien justifiée qui nous accablera, tandis que d'autres se demanderont de quoi se mêlent les dénonciateurs. Au moins en Turquie ils ont cet avantage d'être unanimes.
    Mais peut-être faut-il voir dans cette décision la volonté de combler un temps législatif dont on ne sait que faire tellement on est impuissant à régler nos propres problèmes.

    RépondreSupprimer