La polémique sur l'attribution de la Légion d'Honneur au prince
héritier saoudien m'a d'abord amusé. On en a distribué tellement d'autres à des
gens peu recommandables! Mais en y réfléchissant je me suis dit que cette
décoration, du moins le choix fait des personnes à qui l'attribuer et les
réactions que cela suscite est un bon révélateur de l'état de notre société
Chaque promotion dans l'ordre de
la Légion d'Honneur fait immanquablement jaser, notamment quand il s'agit des
promotions civiles. Les deux promotions militaires annuelles font moins de
vague, même si au sein de l'institution certains peuvent manifester, en toute
discrétion, leur étonnement de voit tel ou tel promu.
En fait la critique se concentre
essentiellement sur les personnalités connues dont effectivement parfois on
peut se demander quels services éminents elles ont rendu à la France. Car
évidemment personne, au moins au-delà de leurs services respectifs, ne
s'offusque que tel administrateur civil, tel secrétaire d'ambassade reçoive le
ruban rouge. Et donc une poignée d'heureux, peut-être heureux, récipiendaires
font que le discrédit est jeté sur cette dignité. On s'en émeut invoquant les
mânes de l'Empereur, fondateur de l'Ordre, qui pourtant à ce propos n'hésitait
pas à déclarer que "c'est avec des hochets qu'on mène les hommes". Même si à cette époque l'attribution de la
Légion d'Honneur était accompagnée de l'octroi d'un traitement substantiel,
qui, hélas ou pas, n'a pas été indexé sur l'inflation depuis fort longtemps. Du
coup la Légion d'Honneur ne vous rapporte plus rien ou presque, un peu plus de
6 euros par an et condition que vous
n'ayez pas renoncé à ce traitement au profit de la société des membres de la
Légion d'Honneur comme vous y êtes fortement incité. Par contre dans le cas
général, elle vous aura coûté suffisamment cher, achat de la médaille à moins
que vos collègues ne vous l'offrent, droits de chancellerie et évidemment le
pot que vous offrirez à vos collègues si du moins ils ont investi dans l'achat
de la médaille. Il faudra donc vivre longtemps pour rentrer dans ses frais. Et
en plus ça n'offre aucun avantage, ça ne sert même pas de coupe-file dans les administrations,
sauf si vous avez des filles ou petites-filles que vous souhaitez caser dans
l'institution des demoiselles de la Légion d'Honneur où elles recevront une
bonne instruction et une éducation hors sol.
Mais évidemment ce n'est pas là
où se situe le problème. Tout est effectivement dans le symbole. Et on
s'indigne plus vite et plus fort d'une attribution douteuse de cette distinction
que de la nomination de ministres incompétents ou de personnages pas davantage
compétents par exemple au conseil économique, social et environnemental, refuge
parfois de chanteurs aux succès lointains ou de politiques qui eux n'ont pas connu
le succès aux dernières élections. J'en passe et des meilleures, notre pays
devant sans doute être un champion mondial des commissions et comités bidules
bidons qui coûtent cher mais ne rapportent rien.
Mais la Légion d'Honneur, c'est
autre chose. C'est du sensible. On touche là aux fondements mêmes de l'ordre
républicain dont le mérite devait être un des clés de voute. Aussi trois fois l'an,
le 1er janvier, à Pâques et à
l'occasion du 14 juillet, dates des promotions civiles, les Français ont
l'occasion de grogner contre les dérives d'une méritocratie dont leur quotidien
leur montre que tout ça c'est du passé, si tant est que ça ait un jour existé.
Mais ce gouvernement, fidèle à sa
conduite, aura fait avancer les choses vers le pire, en attribuant désormais
cette dignité aux victimes d'attentats. Etre victime devient désormais une
qualité, un service rendu à la France. Et évidemment on ne saurait désormais
envisager que cela cesse. La promotion du 1er janvier ayant inclus seulement
les victimes de janvier 2015, on a vu les ayants-droits des victimes de la
première moitié de l'année qui avaient été oubliées réclamer le ruban. C'est ma
foi assez logique, et on ne saurait les en blâmer. Et donc les 130 morts du 13 novembre
dernier devront y avoir droit. Et ceux qui suivront. Ça ne modifie pas l'équilibre
imposé et limitant nombre des membres de l'ordre à 100 000, puisqu'on ne compte
évidemment que les vivants, mais par contre ça change tout le sens de la
distinction dans l'ordre puisque la personne attablée à la terrasse d'un café
vaut dans l'absolu, en termes de mérites, le soldat qui se bat pour la France au
Mali ou ailleurs. C'est devenu aussi la médaille de l'émotion.
Cela est cohérent avec l'époque
puisque désormais c'est davantage l'émotion qui nous gouverne que la raison, et
donc la politique s'articule désormais autour des notions de bien/mal,
juste/pas juste. C'est une infantilisation qui connait quand même pas mal de
succès d'autant plus qu'elle est très largement appuyée par les médias. C'est
exceptionnellement vrai dans le domaine de la politique étrangère dont on a
l'impression qu'elle doit être morale ou ne pas être. Les intérêts de la France
semblent être donc devenus quelque chose de tout à fait annexe.
Mais, justice divine peut-être,
fatalité plus surement car le mensonge ne peut pas éternellement faire loi, les
contradictions apparaissent parfois cruellement entre le discours et les actes.
Et une fois de plus la Légion d'Honneur, celle en l'occurrence attribuée au
prince héritier d'Arabie Saoudite aura servi de catalyseur ou de point de
fixation indiquant la réalité des choses.
Il est attribué chaque année
environ 400 médailles de la Légion d'Honneur à des personnalités étrangères,
souvent en toute discrétion car vous imaginez bien que dans le tas il doit bien
y avoir quelques salauds. Mais sans doute estime-t-on, et à juste titre parce
que la diplomatie c'est cela, la défense de nos intérêts avant celle de nos
vertus, que ces salauds méritent un hochet qui les flatte. Alors sauf si on
veut le faire savoir, parce que c'est un saint ou une sainte qu'on décore, on
fait ça en catimini. Pas de communiqués et jamais, quand il s'agit d'étrangers,
de mention au journal officiel. Le problème c'est quand le récipiendaire laisse
exploser sa joie publiquement ou que son pays, sans doute avec quelques
arrières-pensées, pensons par exemple dans le cas qui nous intéresse à cette
rivalité qui existe entre le Qatar et l'Arabie Saoudite snobée par Sarkozy au
profit du premier et revenue quelque peu en état de grâce du fait
d'hypothétiques ventes d'armes, communique largement sur l'événement. Et c'est
ce qui est arrivé.
Alors évidemment, alors que le
même jour on apprend la 40ème décapitation de l'année chez les Wahhabites ("par chance" on
se garde bien de nous informer sur les crimes de guerre commis au Yemen car
c'est bien connu il n'y a qu'un salaud dans la région et c'est Assad, et aussi
Poutine si ça arrange. J'allais oublier Nethanyaou), ça la fout mal, et la
légende de notre allié local dans la lutte contre le terrorisme, tout cela dit
sans rire et même les yeux dans les yeux, n'y fait rien. On nous a encore
menti. Pas plus que le mérite n'est un des fondements de notre République, le
bien n'est le guide de notre diplomatie.
En toute confidence si le premier
terme me heurte profondément, je me réjouis du second. Comme je me réjouis que
cette communication fondée sur l'émotion se retourne contre ses initiateurs.
J'espère vous avoir convaincus de
l'importance de la Légion d'Honneur, pas tant pour ceux qui en sont distingués
que ce qu'elle révèle de l'état de notre société.
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