Il était une fois une ville assez
extraordinaire qu'on aurait pu appeler sans que ça choque, et surtout pas une
bonne part de ses résidents très mondialisés, Bobo-City. Bobo-City était la
capitale d'un pays qui n'allait pas très bien et encore moins bien depuis qu'il
s'était, assez mollement il est vrai, précipité dan les bras d'un prince pas
très charmant. On y parlait beaucoup et surtout on y traquait sans relâche le
propos nauséabond tel que défini par quelques associations et vedettes du show-biz
ayant obtenu au fil du temps ce monopole de décider ce qui pouvait être dit ou
pas.
Mais revenons à Bobo-City où se
nichait, quand elle n'était pas en Suisse, en Belgique ou à Monaco, cette nouvelle
élite. C'était un haut lieu du tourisme mondial même s'il fallait éviter de s'y
rendre les lundi ou les mardi à cause de la fermeture des musées. En fonction
de l'humeur d'un juge ou de la propension de leurs propriétaires à braver les
interdits on pouvait aussi y trouver des magasins ouverts le week-end ou tard
le soir. Mais ne nous dissipons pas, car le sujet de l'histoire est ailleurs.
Enfin pas vraiment ailleurs car c'est dans la ville que ça se passe.
Une étrange coutume, mondiale
elle aussi, quoique à Bamako, Bangui, Khartoum, ou encore Bagdad on ne la
pratiquât guère, était apparue depuis quelque temps qui consistait pour les amoureux,
surtout les jeunes, de laisser une trace symbolique de leur idylle naissante
dans l'espace public et plus particulièrement sur les grilles des ponts sous la
forme d'un cadenas. Ça remplaçait peut-être pour la partie mâle du couple
(ancienne manière dois-je préciser) avantageusement un bouquet de fleurs plus
coûteux et bien plus volumineux, mais au moins biodégradable. Mais non en fait
toute la symbolique était là, dans l'acier. Certes faire référence à un
"pacte d'acier" (les nuls en histoire peuvent utilement jeter un œil
sur wikipedia) pourrait paraitre nauséabond, et donc nous nous abstiendrons de cette
formule malgré sa pertinence pour nous contenter de noter la résistance du
métal au temps qui passe et qu'il fait, ainsi que l'impossibilité d'ouvrir un cadenas sauf à utiliser des moyens
réservés davantage à des voyous dont
nous tairons l'origine, toujours dans le souci de respecter une bienséance de bon
aloi, qu'à d'honnêtes personnes. Donc un symbole fort mais lourd aussi.
Et voilà donc désormais le cœur percé
de la flèche décochée perfidement par Cupidon remplacée par un morceau de ferraille en guise de
symbole de l'amour. Finis les cœurs percés d'une flèche avec de part et d'autre
les initiales des victimes dessinés sur un mur ou le sol à la craie, un cadenas
verrouillé sur une grille de pont, ça c'est fait pour durer. Paradoxalement,
mais peut-être pas finalement, au contraire, la solidité du symbole est devenue
inversement proportionnelle à la probabilité de passer sa vie avec la même
personne. Doit-on pour autant se livrer à une corrélation? Laissons ça à d'éminents
spécialistes. Mais tout en nous permettant de noter qu'il est plus facile de
dissoudre une union que le cadenas qui était censé la figurer. Et bien sûr
comme ces idiots ont balancé les clés à l'eau, ils ne peuvent même plus récupérer
leurs cadenas. Mais peut-être en ajouteront-ils un autre, plus gros, plus solide,
plus lourd pour célébrer une nouvelle idylle?
Et voilà donc que les cadenas se
sont accumulés sur certains ponts du monde, enfin de certains pays, ajoutant avec
le temps à la laideur de la chose une mise en péril de quelques-uns de ces
ouvrages.
Et donc Bobo-City, qui se veut capitale
de plein de bonnes choses et surtout des bons sentiments dont évidemment
l'amour, n'échappa pas au phénomène et vit même l'un de ses célèbres ponts
immortalisé par une chanson, menacé par le phénomène.
Mais à Bobo-City on ne rigole pas
avec ces choses-là. La mairie communiqua sur le sujet, les médias en parlèrent.
Le pont est en danger! Alors on ne tergiversa pas. On réunit vite le conseil
municipal afin de trouver la solution qui pourrait sauver le pont mais aussi l'amour.
Mais le problème de la concertation, c'est que les avis divergèrent. Certains parlaient
de retirer les cadenas, d'autres de renforcer les structures du pont et même de
faire un pont suspendu, tandis que certains se demandaient quoi faire des
cadenas, s'il fallait les déposer aux objets trouvés afin que leurs propriétaires
puissent les récupérer, ouvrir un musée de l'amour et du cadenas ou encore
vendre tout ça à un ferrailleur. Devant de telles divergences, le premier élu
de la ville, bobo en chef, décida donc
de façon tout à fait raisonnable de reporter sa décision à plus tard et
afin de l'aider de s'entourer d'une commission de spécialistes qui lui adresseraient
des recommandations. Et c'est donc sous un tonnerre d'applaudissements que la
décision de créer une commission fut accueillie par le conseil municipal.
Un groupe de travail incluant l'opposition fut donc mis sur pied afin de déterminer qui devrait faire partie de
la commission chargée de réfléchir sur l'avenir du pont et des cadenas. On
décida sans trop de difficultés d'inclure dans la commission un scientifique
spécialiste en résistance des métaux, un ingénieur du génie, un statisticien
qui devrait être en mesure de prévoir compte tenu du poids moyen d'un cadenas
et de la vitesse de leur prolifération d'indiquer la date probable de rupture
de l'ouvrage, cela évidemment en liaison avec les deux spécialistes précités, un
ou même plusieurs sociologues en charge de prévoir les conséquences sur la
stabilité amoureuse et le taux de divorce de la population ayant accroché un
cadenas, et évidemment quelques psychologues
en veillant à bien respecter l'équilibre entre les différentes écoles chargés
de mesurer l'impact sur les individus concernés (ceux ayant accroché et ceux
qui comptaient venir à Bobo-City exprès pour le faire) des mesures
envisageables.
Un mois plus tard la commission fut
enfin constituée. Mais devant les enjeux on s'avisa qu'elle devait être
impérativement présidée par une autorité morale incontestable. Là ce fut plus difficile
mais trois mois après que fut prise la décision de la constituer, la commission
pouvait enfin se réunir pour la première fois. On s'attacha lors de cette première
réunion à ébaucher une problématique et à définir un échéancier. Comme hélas,
et ainsi que suggéré plus haut, les autorités morales deviennent rares et que
donc celle qui présidait cette commission en présidait un certain nombre
d'autres en quête de respectabilité, les réunions seraient nécessairement
espacées.
Mais le problème fut finalement
vite résolu quand le pont s'effondra sous le poids des cadenas, le jour-même où
la secrétaire de la commission recrutée en tant que contractuelle jusqu'à la
fin des travaux tapait le compte rendu de la première réunion qu'elle allait
adresser aux différents membres le lendemain. L'expédition de ce courrier fut
donc annulée mais néanmoins remplacée quelques jours plus tard par l'envoi des
chèques correspondant aux indemnités prévues pour les membres de la commission.
Comme évidemment ils n'étaient pas responsables de la rupture du pont, ils reçurent
une indemnisation correspondant à la durée prévue de vie de la commission.
Quant à la secrétaire, quoique devenue inutile elle perçut chaque mois son
salaire selon l'échéancier dont la frappe fut sa dernière activité dans le
cadre de cette commission. Contrat oblige.
Il parait que dans une autre
ville, d'un autre pays, donc bien moins civilisé, quand un adjoint alla rendre
compte au maire de la menace qui pesait sur un pont pour les mêmes raisons, ce
dernier commença par engueuler copieusement cet adjoint pour l'avoir dérangé
pour de telles bêtises. Il lui suggéra néanmoins de fermer le
pont et d'envoyer séance tenante une équipe armée de scies électriques
pour métaux ou de coupe-boulons pour commencer le nettoyage. Il ordonna de
vendre les cadenas à un ferrailleur, ce qui, étant donné le prix de l'acier
couvrirait les coûts de l'opération. Enfin il prit un arrêté municipal
interdisant la pratique en cause avec menace d'amendes substantielles pour les
contrevenants.
Vous vous rendez compte de la sauvagerie!
Pas de prise en compte des intérêts des
amoureux, pas de concertation, pas d'implication de l'opposition, aucun
éclairage de la part d'experts. Juste une décision brutale. Quelle honte!
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