"En ces temps difficiles, il convient d'accorder notre mépris avec parcimonie, tant nombreux sont les nécessiteux." Chateaubriand

vendredi 13 juin 2014

Le maire, le pont et les cadenas






Il était une fois une ville assez extraordinaire qu'on aurait pu appeler sans que ça choque, et surtout pas une bonne part de ses résidents très mondialisés, Bobo-City. Bobo-City était la capitale d'un pays qui n'allait pas très bien et encore moins bien depuis qu'il s'était, assez mollement il est vrai, précipité dan les bras d'un prince pas très charmant. On y parlait beaucoup et surtout on y traquait sans relâche le propos nauséabond tel que défini par quelques associations et vedettes du show-biz ayant obtenu au fil du temps ce monopole de décider ce qui pouvait être dit ou pas.
Mais revenons à Bobo-City où se nichait, quand elle n'était pas en Suisse, en Belgique ou à Monaco, cette nouvelle élite. C'était un haut lieu du tourisme mondial même s'il fallait éviter de s'y rendre les lundi ou les mardi à cause de la fermeture des musées. En fonction de l'humeur d'un juge ou de la propension de leurs propriétaires à braver les interdits on pouvait aussi y trouver des magasins ouverts le week-end ou tard le soir. Mais ne nous dissipons pas, car le sujet de l'histoire est ailleurs. Enfin pas vraiment ailleurs car c'est dans la ville que ça se passe.

Une étrange coutume, mondiale elle aussi, quoique à Bamako, Bangui, Khartoum, ou encore Bagdad on ne la pratiquât guère, était apparue depuis quelque temps qui consistait pour les amoureux, surtout les jeunes, de laisser une trace symbolique de leur idylle naissante dans l'espace public et plus particulièrement sur les grilles des ponts sous la forme d'un cadenas. Ça remplaçait peut-être pour la partie mâle du couple (ancienne manière dois-je préciser) avantageusement un bouquet de fleurs plus coûteux et bien plus volumineux, mais au moins biodégradable. Mais non en fait toute la symbolique était là, dans l'acier. Certes faire référence à un "pacte d'acier" (les nuls en histoire peuvent utilement jeter un œil sur wikipedia) pourrait paraitre nauséabond, et donc nous nous abstiendrons de cette formule malgré sa pertinence pour nous contenter de noter la résistance du métal au temps qui passe et qu'il fait, ainsi que l'impossibilité  d'ouvrir un cadenas sauf à utiliser des moyens réservés davantage à des  voyous dont nous tairons l'origine, toujours dans le souci de respecter une bienséance de bon aloi, qu'à d'honnêtes personnes. Donc un symbole fort mais lourd aussi.
Et voilà donc désormais le cœur percé de la flèche décochée perfidement par Cupidon remplacée  par un morceau de ferraille en guise de symbole de l'amour. Finis les cœurs percés d'une flèche avec de part et d'autre les initiales des victimes dessinés sur un mur ou le sol à la craie, un cadenas verrouillé sur une grille de pont, ça c'est fait pour durer. Paradoxalement, mais peut-être pas finalement, au contraire, la solidité du symbole est devenue inversement proportionnelle à la probabilité de passer sa vie avec la même personne. Doit-on pour autant se livrer à une corrélation? Laissons ça à d'éminents spécialistes. Mais tout en nous permettant de noter qu'il est plus facile de dissoudre une union que le cadenas qui était censé la figurer. Et bien sûr comme ces idiots ont balancé les clés à l'eau, ils ne peuvent même plus récupérer leurs cadenas. Mais peut-être en ajouteront-ils un autre, plus gros, plus solide, plus lourd pour célébrer une nouvelle idylle?
Et voilà donc que les cadenas se sont accumulés sur certains ponts du monde, enfin de certains pays, ajoutant avec le temps à la laideur de la chose une mise en péril de quelques-uns de ces ouvrages.

Et donc Bobo-City, qui se veut capitale de plein de bonnes choses et surtout des bons sentiments dont évidemment l'amour, n'échappa pas au phénomène et vit même l'un de ses célèbres ponts immortalisé par une chanson, menacé par le phénomène.
Mais à Bobo-City on ne rigole pas avec ces choses-là. La mairie communiqua sur le sujet, les médias en parlèrent. Le pont est en danger! Alors on ne tergiversa pas. On réunit vite le conseil municipal afin de trouver la solution qui pourrait sauver le pont mais aussi l'amour. Mais le problème de la concertation, c'est que les avis divergèrent. Certains parlaient de retirer les cadenas, d'autres de renforcer les structures du pont et même de faire un pont suspendu, tandis que certains se demandaient quoi faire des cadenas, s'il fallait les déposer aux objets trouvés afin que leurs propriétaires puissent les récupérer, ouvrir un musée de l'amour et du cadenas ou encore vendre tout ça à un ferrailleur. Devant de telles divergences, le premier élu de la ville, bobo en chef, décida donc  de façon tout à fait raisonnable de reporter sa décision à plus tard et afin de l'aider de s'entourer d'une commission de spécialistes qui lui adresseraient des recommandations. Et c'est donc sous un tonnerre d'applaudissements que la décision de créer une commission fut accueillie par le conseil municipal.
Un groupe de travail  incluant l'opposition fut donc mis sur pied  afin de déterminer qui devrait faire partie de la commission chargée de réfléchir sur l'avenir du pont et des cadenas. On décida sans trop de difficultés d'inclure dans la commission un scientifique spécialiste en résistance des métaux, un ingénieur du génie, un statisticien qui devrait être en mesure de prévoir compte tenu du poids moyen d'un cadenas et de la vitesse de leur prolifération d'indiquer la date probable de rupture de l'ouvrage, cela évidemment en liaison avec les deux spécialistes précités, un ou même plusieurs sociologues en charge de prévoir les conséquences sur la stabilité amoureuse et le taux de divorce de la population ayant accroché un cadenas, et évidemment quelques  psychologues en veillant à bien respecter l'équilibre entre les différentes écoles chargés de mesurer l'impact sur les individus concernés (ceux ayant accroché et ceux qui comptaient venir à Bobo-City exprès pour le faire) des mesures envisageables.
Un mois plus tard la commission fut enfin constituée. Mais devant les enjeux on s'avisa qu'elle devait être impérativement présidée par une autorité morale incontestable. Là ce fut plus difficile mais trois mois après que fut prise la décision de la constituer, la commission pouvait enfin se réunir pour la première fois. On s'attacha lors de cette première réunion à ébaucher une problématique et à définir un échéancier. Comme hélas, et ainsi que suggéré plus haut, les autorités morales deviennent rares et que donc celle qui présidait cette commission en présidait un certain nombre d'autres en quête de respectabilité, les réunions seraient nécessairement espacées.
Mais le problème fut finalement vite résolu quand le pont s'effondra sous le poids des cadenas, le jour-même où la secrétaire de la commission recrutée en tant que contractuelle jusqu'à la fin des travaux tapait le compte rendu de la première réunion qu'elle allait adresser aux différents membres le lendemain. L'expédition de ce courrier fut donc annulée mais néanmoins remplacée quelques jours plus tard par l'envoi des chèques correspondant aux indemnités prévues pour les membres de la commission. Comme évidemment ils n'étaient pas responsables de la rupture du pont, ils reçurent une indemnisation correspondant à la durée prévue de vie de la commission. Quant à la secrétaire, quoique devenue inutile elle perçut chaque mois son salaire selon l'échéancier dont la frappe fut sa dernière activité dans le cadre de cette commission. Contrat oblige.


Il parait que dans une autre ville, d'un autre pays, donc bien moins civilisé, quand un adjoint alla rendre compte au maire de la menace qui pesait sur un pont pour les mêmes raisons, ce dernier commença par engueuler copieusement cet adjoint pour l'avoir dérangé pour de telles bêtises. Il lui suggéra néanmoins  de fermer le  pont et d'envoyer séance tenante une équipe armée de scies électriques pour métaux ou de coupe-boulons pour commencer le nettoyage. Il ordonna de vendre les cadenas à un ferrailleur, ce qui, étant donné le prix de l'acier couvrirait les coûts de l'opération. Enfin il prit un arrêté municipal interdisant la pratique en cause avec menace d'amendes substantielles pour les contrevenants.
Vous vous rendez compte de la sauvagerie!  Pas de prise en compte des intérêts des amoureux, pas de concertation, pas d'implication de l'opposition, aucun éclairage de la part d'experts. Juste une décision brutale. Quelle honte!

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