La France, comme beaucoup de pays
européens, est confrontée à une crise majeure. Chacun le perçoit, à sa manière.
On notera tout de même de larges évolutions dans cette tentative d'appréhension
d'un phénomène dont on peut se demander s'il est global ou s'il n'est qu'une
accumulation d'événements sociaux disjoints ayant peu, voire pas, de rapports
entre eux. Peut-on lier par exemple la révolte des cités de 2005 avec le
terrorisme islamique qui se manifeste sur notre territoire?
Certains ne franchiront pas ce
pas. C'est le cas par exemple de Hollande qui dans ses vœux voit l'ennemi en
Syrie et nous conte qu'une fois l'EI éradiqué, le danger terroriste islamique
sera écarté. Ce n'est évidemment pas mon avis puisque je vois dans les
manifestations d'hostilité meurtrière qui nous ont frappés en 2015 le point
paroxystique d'un phénomène entamé avec, chez nous, le regroupement familial
décidé en 1974 par Giscard et Chirac, et peut-être même avant avec la guerre
d'Algérie. En tout cas le regroupement familial nous faisait passer d'une
immigration de travail donc supposée transitoire à une immigration de
peuplement donc durable et même souvent définitive. Mais sans que pour autant
soient réévaluées les exigences en termes d'intégration ou d'assimilation, sans
que pour autant les règles en termes d'acquisition de la nationalité, droit du
sol, naturalisations, ne soient durcies, voire remises en cause. On peut donc
s'émouvoir du fait que des Français tuent aujourd'hui des Français, moi, ce qui
m'émeut, c'est que ceux qui tuent des Français aient pu devenir Français. Ou
pour être plus clair, aient pu devenir Français sans qu'on se soit assurés
qu'ils partagent les mêmes valeurs fondamentales que les Français, et qu'ils
aient le sentiment d'appartenir à la même communauté nationale.
Mais, reconnaissons-le, cette
position ne fut pas très en vogue durant ces dernières décennies. Et même oser
l'affirmer vous classait immédiatement dans le camp des nostalgiques des heures
les plus sombres de notre histoire. La situation a bien évidemment évolué
depuis quelques années. Ce qui ne pouvait être dit sans passer pour la
réincarnation de Hitler commence à l'être. Certes les réactions restent
virulentes, et même le sont de plus en plus. Désormais on dresse des listes, la
liste de la fachosphère, celle des néo-réacs, celle de ceux qui font le jeu de
qui-vous-savez, tout ça étant évidemment bien vide de sens mais destiné à
frapper les esprits. Du reste on se demande lesquels. La majorité de la
population ne les entend plus, on appelle ça la dérive droitière. Sacré dérive!
Qui déborde même souvent la droite qu'on appelle républicaine sans doute pour
signifier qu'elle fut très longtemps et demeure encore très perméable au fameux
discours dit lui progressiste car tressant les louanges de tout ce qui est
différent, crachant son mépris sur ceux qui s'accrochent à l'identité française
forcément nauséabonde et encensant ceux qui revendiquent la leur, étrangère.
Cela dit, on a quand même un peu le sentiment que le dernier carré sentant sa
défaite proche en fait un peu beaucoup. C'est un chant du cygne qui ressemble
au croassement du corbeau.
En attendant il faut continuer à souffrir
ceux-là et surtout à souffrir de leur influence qui reste disproportionnée par
rapport à leur volume, grâce aux médias, même si ça commence à faiblir, grâce
aux associations par nous subventionnées, grâce à la culture officielle
également subventionnée. On comprend d'ailleurs pourquoi tout ce beau monde
s'accroche à ses positions. Et puis c'est quand même plus sympa et confortable de
s'admirer mutuellement le nombril en se disant qu'on est des gentils, des
précurseurs d'une société harmonieuse, en ayant les moyens d'éviter les
inconvénients de celle qui existe, que de jouer les Cassandre. C'est plus
facile de dire que les difficultés rencontrées dans cette marche vers le
nirvana sont le fait d'une société nostalgique et rance (devenus synonymes) qui
ne veut pas disparaitre et se referme sur elle-même, que d'avouer qu'on s'est
planté et que ce qu'on appelle la diversité pour ne pas dire le
multiculturalisme est source de tous les désordres et même, on le voit
clairement désormais, de toutes les haines. Ce refus de reconnaitre ses erreurs
explique très bien ces réactions démesurées de rejet vis-à-vis de ceux qui
dénoncent les dérives du modèle qui était la référence.
Mais au-delà de tout cela, ce qui
est frappant, c'est souvent la faiblesse des analyses censées expliquer notre
situation. Si dans le futur, et à condition que cela reste possible car les
positions dominantes actuelles ne nous offrent que de sombres perspectives
quant à la possibilité de réfléchir et de s'exprimer, on entreprend de
caractériser notre époque, on dira sans doute que c'était une période du vide
de la pensée. Ceux qui se risquent en effet à une pensée dissidente mais
construite sont davantage la cible de ceux qui pensent se situer dans ce qu'on
pourrait appeler le sens de l'histoire, chose éminemment absurde, que ceux qui
s'opposent à eux par un discours qui n'est que le miroir du leur. Pour être
plus clair, ceux qui se présentent comme nos élites et qui n'ont de cesse de
réduire une pensée qu'ils estiment dissidente tandis qu'elle est juste
différente et mérite d'être envisagée autrement que par des anathèmes en forme
de slogans, ceux qui font de Onfray, Finkielkraut et consorts des porte-paroles
du FN, en finissent par nous imposer de choisir entre justement le FN et leurs
délires multiculturalistes. On remarquera au passage la responsabilité des
politiques incapables de se saisir de cette pensée différente et qui pourtant
semble correspondre à ce que ressent une bonne partie de nos citoyens et qui
nous enfoncent dans cette triste alternative. C'est la crise de la démocratie.
Donc et sans véritablement grossir
le trait, on en est arrivé à ce triste sociologisme de comptoir sans issue et
qu'on pourrait résumer par les analyses qui pourraient être faites d'un même
ensemble de faits. Je vous livre en intermède ce qui pourrait être dégagé d'une
même observation concernant un jeune des cités.
La première accable la société
française qui rejette ce jeune, donc forcément une victime, tandis que la
seconde lui colle tout sur le dos :
"Le jeune M. sort de son immeuble dont les récentes rénovations ont du
mal à dissimuler la vétusté. Les yeux rivés sur ses chaussures de sport si
nécessaires au confort de ses pieds tellement sollicités depuis que la société
de bus qui desservait sa cité a, pour des raisons économiques, décidé de fermer
la ligne deux kilomètres plus loin, il marche de façon mécanique, anticipant
déjà les déceptions qui l'attendent pour cette journée, les mêmes que la
veille, les mêmes que demain.
A peine a-t-il parcouru 200 mètres qu'il se fait arrêter par une
patrouille de police pour un contrôle d'identité. La routine pour lui. Et c'est
donc machinalement qu'il tend ses papiers d'identité à trois policiers qui
l'observent d'un œil égrillard. Dans sa tête lui reviennent des images qu'il
n'a pas connues, mais qui sont devenues aussi claires que s'il avait vécu
l'événement tellement on lui a raconté. 1957, Alger, la casbah, les contrôles
systématiques par les paras de Bigeard. Les salauds. C'était du temps de ses
grands-parents, les colonisés, les sous-hommes. Finalement rien n'a changé, se
dit-il. C'était là-bas, et maintenant c'est ici. Un sentiment de révolte
s'empare de lui. Ce n'est pas la première fois, mais aujourd'hui il le
maitrise. Sinon ce serait le poste illico, comme la dernière fois, avec passage
à tabac sans doute. Non aujourd'hui il faut qu'il contrôle son envie de se
révolter contre ces injustices. Il a besoin d'un boulot, juste pour vivre. Il
doit donc aller à pôle emploi. Peut-être que là-bas… aujourd'hui… Mais non,
aujourd'hui, c'est comme hier, comme demain. Sauf qu'aujourd'hui il a de la
chance. Un portefeuille égaré sur le trottoir croise son chemin de retour.
Marcher en regardant ses pompes peut être utile. Pas de papiers à l'intérieur,
juste quelques billets. Il hésite. S'il entre au commissariat pour le rendre,
ça va encore mal finir pour lui. Alors il se résout à prendre les billets. Au
moins il mangera ce soir."
" A son réveil, il est midi passé, M. décide qu'il est temps de se
rendre en ville. Il chausse les nike qu'il a fauchées la veille, bien pratiques
pour courir vite quand on est poursuivi par les keufs. Il sort de son immeuble
refait à neuf il y a juste 6 mois et déjà dans un état pitoyable, portes
arrachées, boites aux lettres explosées, peinture difficile à trouver sous les
tags… Il est d'ailleurs assez fier des siens qui lui assurent une certaine
notoriété dans ce domaine. Un artiste méconnu sans doute. Ça, ça le fait
marrer. Bon, putain, faut marcher jusqu'à l'arrêt de bus qui se trouve à deux
bornes. Lui et ses potes ont tellement caillassé les bus qui arrivaient jusqu'à
la cité qu'elle n'est plus desservie aujourd'hui.
Tiens! Les keufs! En arrivant à leur hauteur, il crache sur le sol à
quelques centimètres de leurs rangers et marmonne une injure. Gagné! Encore un
contrôle! Si la sociotruc repasse je vais pouvoir hurler mon désespoir d'être
stigmatisé, pense-t-il en se marrant! Mais aujourd'hui il n'ira pas plus loin
dans la provocation. D'abord pas question de les traiter de racistes comme la
dernière fois puisqu'il y a un renoi et un rebeu parmi les trois qui le
contrôlent. Pas question non plus de leur parler de l'Algérie et de leurs
méthodes. Pas le temps aujourd'hui. Faut aller pointer pour toucher les
indemnités mensuelles. Là-bas faudra faire semblant de chercher tandis qu'ils
feront semblant de croire que je cherche. J'aurais dû faire acteur, comme
Djamel. Et c'est ainsi que les choses se passèrent. Avec quand même une
consolation pour M. qui ne se sera pas levé si tôt pour rien. Facile à tirer le
portemonnaie de la mémé qui avait mal fermé son sac!"
J'aimerais beaucoup que ces
discours ne soient que des caricatures. Mais ce ne sont que de pâles copies de
ce qu'on nous sort quotidiennement, de cette absence totale d'analyse qui tente
de s'en donner les apparences en faisant coller ses délires idéologiques aux
faits.
Prenons un, ou des exemples
concrets. Quand en Europe des femmes par dizaines se font violenter, violer
pour certaines, par des hordes d'étrangers, les associations féministes n'y
voient que la manifestation d'un patriarcat universel. Tous les hommes sont des
salauds et les femmes des victimes. Quand des hommes foncent dans une foule
avec leur véhicule en invoquant leur dieu, ce sont des déséquilibrés. La même
chose quand un jeune envisage de découper un homme d'une autre religion que la
sienne à la machette. En fait à chaque fois on s'en tient à une piteuse analyse
d'un événement daté sans surtout tenter de l'inclure dans une logique plus
vaste. Et encore! Quant on ne tente pas de le dissimuler purement et
simplement!
Il semblerait que, hors de
slogans habituels, il soit désormais interdit de penser, de raisonner en
prenant les faits pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire le résultat d'un ou de
processus qui ne peuvent apparaitre clairement que si on ose investiguer en des
lieux et des époques parfois lointaines et/ou en s'appuyant sur des théories
éprouvées dont on dirait qu'on voudrait qu'elles soient passées à l'oubli, même
s'il reste de bon ton d'honorer ceux qui les ont produites. Je pense par
exemple que pour expliquer ce qui se passe en Europe, et notamment les
problèmes résultant d'une immigration massive et issue de civilisations
extra-européennes, Levi-Strauss est bien davantage pertinent que Bourdieu. Le
problème c'est que si on a dit beaucoup de bien du premier, il serait désormais
sans doute devenu s'il vivait encore un membre éminent de la fachosphère, selon
la définition que donnent les "vertueux" à cet ensemble. Déjà que
"Race et culture" avait secoué en son temps! Quant au second, dont
la sociologie s'est muée avec le temps en sociologie de combat, donc en toute
autre chose que de la sociologie, il conserve les faveurs des progressistes,
même si par ailleurs ils ne l'ont pas lu, notamment à cause de l'herméticité de
son expression. Dans ce cadre par exemple une comparaison des évolutions
respectives des civilisations européenne et japonaise serait fort instructive
pour mesurer les effets de l'immigration sur la première, le Japon ne
connaissant une immigration que résiduelle.
Et donc choisir la sociologie (et
quelle sociologie!) plutôt que l'anthropologie pour expliquer les mutations d'un
monde bouleversé par les effets de l'économie mondialisée et les flux
migratoires qui en sont d'ailleurs en grande partie la conséquence, c'est déjà
refuser d'aborder les problèmes et donc de les résoudre.
Mais il y a aussi la perspective
historique qui est ignorée, hélas pas seulement délibérément, et les choses ne
feront qu'aller de plus en plus mal dans ce domaine, cela étant largement
encouragé par des gouvernants sous l'influence d'idéologues mal intentionnés. Quand
par exemple, à part quelques spécialistes tout le monde sera persuadé que
l'esclavage et la colonisation sont des phénomènes imputables aux seuls
occidentaux, tout sera définitivement perdu. Or l'histoire sur le temps long
est susceptible de nous éclairer sur la façon dont se côtoient les
civilisations. L'histoire sur le temps long nous démontre par exemple que les
rapports entre la civilisation occidentale chrétienne puis occidentale
sécularisée et la civilisation islamique ont été essentiellement conflictuels,
marqués par des guerres impitoyables, par de longues occupations dont certaines
ont perduré… Cela non pas pour en déduire que forcément cela doive continuer
éternellement, mais pour comprendre quels sont les éléments qui produisent cela
et voire s'ils sont susceptibles de sauter… ou pas. On pourrait ainsi
comprendre que sauter en criant que d'un côté il y a une religion de paix et d'amour
et que de l'autre il existe une civilisation dominatrice est d'une complète
absurdité.
Les clés existent pour comprendre
le monde, notre monde, et tenter de l'améliorer. J'en ai cité quelques-unes,
mais d'autres peuvent sans doute être mises en évidence. Mais force est de
constater qu'elles ne sont guère utilisées. Et j'ose penser que si elles ne le
sont pas c'est qu'elles impliquent au-delà d'une remise en cause de ses
certitudes, du moins celles de certains, un retour à ce fondement de notre civilisation
occidentale. J'ai cité la raison. Et celle-là n'est plus guère en faveur.
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